À moins de collectionner les poupées Fraisinettes, vous écoutiez
l'excellente série Tag. Si vous avez omis d'écouter
ça, que Dieu se charge de vous pardonner, parce que moi je ne vous
pardonnerai pas! Sans rire, je vous dis, depuis que la télévision
existe, au Québec, il ne s'est vraiment jamais rien fait de meilleur
comme feuilleton, toutes catégories et toutes époques confondues.
Tag,
c'est meilleur que Les Plouffe, que Lance et Compte, que
Le
Survenant, que Jasmine ou Urgences ou Les Filles de
Caleb ou Blanche ou Scoop ou Omertà ou
Réseaux
ou Diva ou whatever the fuck you could name. C'est la série
la plus parfaite, la plus sobre et prenante à la fois... Les divers
personnages semblent à la fois pensifs et hystériques, superficiels
et profonds, et ils ont des facettes, oui, une gamme de manières
de se comporter (oui, oui, je vous le jure, ça se peut!). La télé
nous a tellement habitués à de petits décors nanana,
coquets, jolis, pas crottés du tout, asceptisés, concis,
fonctionnels, compacts, et ici l'on découvre des décors vrais.
Quand ça doit être sale, c'est sale vraiment. Quand ça
doit être impersonnel, c'est impersonnel en tous points. Comme dans
votre propre vie. C'est pareil. C'est normal. On oublie la maison modèle
de Suzie Lambert, on oublie la grange de la famille Pronovost, propre,
fonctionnelle, aménagée, harmonieuse. On oublie le poste
de police-postiche de Jasmine. On oublie les salles de classe plutôt
« design » et de cinq étudiants, dans Virginie.
On oublie tout ça... Essentiellement un décorateur, excepté
au cinéma, c'est un gars qui assassine l'authenticité, qui
trucide le réel, et qui réinvente pour les héros de
fiction un environnement inexistant dans le monde ordinaire et quotidien.
Il n'y au aucun lieu d'Omertà qui se trouvât dans la
« vraie vie ». Tous les décors de L'Ombre de l'épervier
sont improbables, dusse-t-on se reporter même à l'exacte époque
où l'action est sensée se situer, en Gaspésie. Tout
ça ne se peut pas. Notre oeil s'en rend compte, mais nous en avons
tellement l'habitude, que notre gentil esprit joue le jeu. Notre subconscient
sanctionne ce faux Réel où évoluent de faux Êtres.
Mais dans Tag ça ne semble pas du tout faux! Les appartements,
le petit bar, le gros « squatte » des jeunes de la rue, la
lave-auto et les bureaux de la travailleuse sociale, et le centre de réadaptation,
tout semble une réalité qu'il nous serait absolument possible
de « croiser » demain matin... de visiter n'importe quand...
Les appartements sont laids, malpropres, adaptés à l'existence
domestique, mais non-conformes au catalogue des Idées de Ma Maison
(douillettes traînant, tables trop encombrées, vaisselle en
attente, poussière) - comme nos logements, qu'on le veuille ou non,
avouons-le. Le petit bar de quartier exigu est à la fois sympa et
sinistre, et j'ai déjà mis les pieds dans un endroit comme
ça. Le squatte me semble parfaitement frigorifique et inconfortable,
et dangereux, malgré que je ne sois jamais allé dans un squatte.
Le lave-auto ressemble en tous points aux lave-autos du quartier Rosemont,
ciment, fêlures, humidité, murs blancs sales, un bureau vacant,
une baie vitrée, etc... Le bureau de la travailleuse sociale se
veut agréable, sain, accueillant, mais il s'en dégage la
même désagréable impression de fadeur que des cabinets
de médecins, ou des CLSC... Je n'ai jamais visité un centre
de réadaptation mais celui où travaille Bruno (Patrick Goyette)
m'apparaît vraiment très hideux et pourtant fonctionnel; ces
pièces semblent rodées à toutes les situations pas
toujours charmantes qu'elles doivent abriter. Je trouve ça extraordinaire.
Les décorateurs de Tag sont des mages!
Et il
n'y a pas que ça; je vous ai parlé des décors au début,
et en guise d'amuse-gueule, comme du végépâté
sur des biscottes Melba, mais il y a les ACTEURS aussi! Surtout! Wow! Gabriel
Arcand: jamais égalé. Luis Oliva: révélation
de l'année et même de deux années. Le petit Lawrence
Arcouette: inoubliable! splendide! fabuleux! Trouvez vous-mêmes les
mots les plus puissants et évocateurs dans le Robert Grand Format!
Ce gamin est un acteur-né! Je suis impuissant à noter pour
vous les qualificatifs dignes de son jeu magistral. - C'est le meilleur
acteur québécois depuis Lothaire Bluteau... dont le nom ne
s'écrit sans doute pas ainsi, mais on se comprend, puis je n'ai
pas sous la main le bottin de l'U.D.A.
Et ces
acteurs fabuleux dont j'en oublie certains (celui qui est dans le rôle
de Sammy, celle qui fait Julie - et Micheline Lanctôt, et Goyette,
et celle qui fait la mère de Kevin), ont-ils des textes de qualité
à donner? Sure, baby, you better believe it! L'histoire, sans trop
exagérer, et en un mot, c'est du Dostoïevski carrément
et tout simplement. On sent là-dedans, ou plutôt on «
pressent » peser le poids sourd d'une Destinée digne des Karamazov!
qui envahit tout et qui dévore, comme une gangrène, menace
les clans, les amitiés et les familles. Eduardo, c'est Raskolnikov;
Sammy, c'est son compère, son confident, et le seul de la bande
à avoir une certaine vivacité d'esprit (mais innocent des
crimes perpétrés), Razoumikhine. Et Tag a même sa Dounia,
en la personne de Mélanie Jobin, bouleversante au possible dans
son rôle amorphe de mère désabusée, à
la dérive, sans malice, mais aussi sans perspicacité non
plus. Et le policier veuf, c'est le capitaine, Nikodim Fomitch, devant
qui le coupable passera (comble de suspense intenable) sans que sa culpabilité
ne soit même éventée, puisque, finalement, à
la longue, de remords, c'est de son propre fait que le petit meurtrier
se perdra. Si vous êtes des fous de seize ans avec des casquettes,
et que vous lisez ceci en surfant allègrement sur le Net, vous ignorez
de quoi je parle. Mais un jour vous aussi vous lirez Foma Gordéiev,
ou Crime et Châtiment, et vous comprendrez le génie
des écrivains Russes du siècle dernier (avant-dernier, en
fait, depuis peu?). Il existe une Genèse optimiste, là-dedans,
en fin de compte. Idem pour Tag. Je ne dis pas que c'est un plagiat.
Non. Le Cycle breton (Roi Arthur) est un bon plagiat de la Bible (Samuel
I et II), mais Tag n'est guère un plagiat des oeuvres de
Dostoïevski. Je procède simplement à une transposition,
pour les besoins de l'exégèse assez brève que j'escomptais
donner ici. Si ça vous embête, coupez-vous une oreille. M'en
fous. Voilà.
LES
MÉDAILLES
OR
Kev, le petit meurtrier, l'être tourmenté, rongé, anxieux,
qu'on aime malgré tout, malgré ses étrangetés,
malgré sa confusion, passe littéralement au-travers de l'écran
à chacune de ses présences, qui sont nombreuses, Dieu merci.
C'est lui qui fait presque la série. On ne pouvait, en se
creusant la tête un siècle, trouver mieux. Il n'a que des
moments forts, qui couvent comme un lit de braises, secrets et cachés,
enfouis dans sa petite âme inextricable. Les auteurs ont certainement
rencontré des douzaines d'enfants de ce genre issus de milieux défavorisés,
afin de produire de personnage, ou alors je me nomme Boy George! Merci
Lawrence Arcouette. Ton intensité est telle que tu sembles forcer
(sans en avoir connaissance, je crois, car tu es absorbé) les comédiens
qui te donnent la réplique à se surpasser bien davantage.
Le jeu d'Oliva ou de Micheline Lanctôt est animé de pulsations
lorsqu'ils ont des scènes avec toi... J'espère que notre
microscopique industrie québécoise te procurera toujours
des rôles, et que tu ne resteras jamais des années sans travailler.
ARGENT
Sammy
alias « Lucky » est un grand garçon pondéré,
et malgré son appartenance à une « gang », responsable,
intelligent, dynamique et débrouillard. Quand il trouve que les
choses sont allées trop loin, et qu'il demande à Eduardo
de « sortir » de la gang, il est prêt au tabac rituel
que les membres de la bande passent à ceux qui partent et il n'a
pas peur de le subir, malgré le fait que Tag répugne lui-même
à ordonner que l'on bastonne son meilleur ami. Sammy, au fond, représente
une sorte de chaînon manquant interlope entre un univers de gangs
de rue et une vie « normale » de jeune adulte sorti de ses
rites de passage adolescents (on en a tous eu)... En ce sens il est attachant,
repoussant, et déchirant. Attachant si l'on souhaite que tous les
membres du gang s'en sortent indemnes. Repoussant si cette famille du «
gang », ce noyau mythique du crime organisé, depuis Al Capone
et même avant, cette cellule régie par les lois silencieuses
de la violence et de l'honneur et qu'on ne trahit pas sans payer de sa
personne, continue décidément à être une chose
sacro-sainte pour nous, témoins emphatiques du cruel dilemme.
ARGENT
EX-AEQUO
Julie-la-poétesse
transfigurée en rebelle au rouge à lèvres bleu après
la mort de sa meilleure amie Stéphanie. Son passage, hurlant, complet,
d'une douce jeune fille portant les tresses, et qui couche sur papier ce
qui la préoccupe à la lumière des bougies, à
une dure et magnétique révoltée à la crinière
de lionne, qui se douche seins nus en plein terrain vague avec un bidon
d'eau froide en promettant de partir au clair de lune pour les ruines de
Palenque! Son violon, ses vers, son sourire lustral, ses heures affalées
au soleil sur la tombe de Stéphanie, à attendre que le plus
ancien des Serviteurs de Dieu vienne la prendre, quelle féerie!
Personnage absolutely out of this world (il n'y a pas de définition
française).
BRONZE
Gabriel Arcand, l'avocat, incisif, minutieux, pénétrant,
averti, gardant toujours son sang-froid, à peine condescendant,
généreux et secourable aussi; c'est en quelque sorte le Merlin
de cette étrange petite Cour des Miracles, - si vous me passez l'expression.
Son ton est toujours juste, qu'il soit sérieux ou non, préoccupé
ou non, et qu'il fasse ou non l'ingénu, devant son amie la procureure,
afin de pousser la cause de l'un des jeunes qu'il défend. Même
quand il dit à cette même amie dont la preuve n'est pas très
solide: « Je t'aime trop pour te laisser te faire ridiculiser en
cour », il est honnête et prévenant et désintéressé.
C'est superbe de vérité. Maître Jean-François
Desmarais est l'avocat le plus attachant qu'on ait jamais vu à la
télévision.
BRONZE
EX-AEQUO
La petite
Sara, avec ses anneaux dans la lèvre et le nez, et qui est sans
cesse apathique, vautrée quelque part, excepté au cours du
splendide épisode où, après la disparition de sa copine
Julie, tout à coup, la voici qui se soulève, marche à
grands pas, et frappe aux portes et bouscule un peu les gens, pose des
questions, s'inquiète, déplace de l'air, semble vouloir dire
brusquement aux autres jeunes de la rue: « Bande de larves, secouez-vous!
L'une des nôtres est en train de se laisser mourir, quelque part!
et vous êtes là! », aussi longtemps qu'elle n'a pas
retrouvé son amie, et c'est palpitant, ça égale n'importe
quelle poursuite en bagnole, dans un navet de Bruce Willis, oui monsieur...
On sent en elle un substrat de vie brûlant, dérobé
malheureusement par l'usage de l'héroïne. Cette vie pourtant
essaie un peu de percer, cet instinct (qui la rapproche de Sammy en un
certain sens), cette tendance aux choses simples, comme quand au lieu de
se procurer encore de la drogue elle propose à "Whiper" une bonne
bavette et une assiette de patates frites au restaurant... ou quand elle
lui rétorque véhémentement: « Eh ben on aurait
peut-être dû baiser au lieu de toujours se shooter! »
Et c'est ce duel ardent entre le monde de l'évasion et le monde
concret qui est touchant.
AUTRES
MENTIONS
Luis
Oliva lui-même, rayonnant, vivifiant, tranchant, et Patrick Goyette
(Bruno), l'intervenant idéaliste et acharné qui le poursuit
de son zèle et le rescape envers et contre tout, forment un étrange
duo, une "médaille" dont le second côté n'est pas vraiment
présenté en chair et en os dans Dostoïevski, et cela
aussi est vraiment tout à l'honneur des auteurs de la série.
En un
mot, et pour conclure, je crois fermement que Tag vient de hausser
la barre, comme on dit, pour les prochaines productions. Ça fera
dur en criss, passez-moi l'expression, la prochaine fois qu'on écoutera
un fadasse avatar de Scoop ou de Gypsies en repensant avec
le recul à ce à quoi Tag nous aura fait goûter.
C'est comme si l'on regardait dessiner des chimpanzés depuis dix
ans et que tout à coup on voyait, durant une heure, Bilal à
sa table à dessin, et qu'après quelqu'un essayait de nous
faire revenir aux chimpanzés... une fois qu'on a goûté
à « The Real Thing », n'est-ce pas... Et pourtant ils
sont là, les sacrés chimpanzés, ils nous attendent,
dans le détour, et ils ont pour titre Fred-Dy ou La Vie
la vie, et laissez-moi vous confesser ceci: je vomis déjà,
mentalement (ce qui est plus dégueu, croyez-moi, que de dégobiller
tout de bon et normalement), à l'idée de ces caricatures
désolantes, pathétiques et risibles. J'espère en mon
for intérieur qu'il y aura, à tout le moins, chez les "auteurs"
hydrocéphales de ces farces infâmes que l'on prétend
nous donner en pâture, un sentiment de honte d'avoir écrit,
ou réalisé, ou produit de telles apothéoses de merde
télévisuelle. Mais la bêtise des gens est telle qu'ils
n'ont même plus honte de leur médiocrité hurlante,
je le sais, oui, mais on peut toujours rêver, non? Et moi j'ai rêvé
que Tag, en plus de nous offrir un merveilleux divertissement et
la plus splendide histoire que le petit écran nous ait portés
en vingt ans et plus, ferait rentrer sous terre les auteurs mauvais qui
sont légion, Dieu sait pourquoi, dans cette industrie.
David
Pêle-Mêle
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