CLIN D'OEIL À TAG
par David Pêle-Mêle
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À moins de collectionner les poupées Fraisinettes, vous écoutiez l'excellente série Tag. Si vous avez omis d'écouter ça, que Dieu se charge de vous pardonner, parce que moi je ne vous pardonnerai pas! Sans rire, je vous dis, depuis que la télévision existe, au Québec, il ne s'est vraiment jamais rien fait de meilleur comme feuilleton, toutes catégories et toutes époques confondues. Tag, c'est meilleur que Les Plouffe, que Lance et Compte, que Le Survenant, que Jasmine ou Urgences ou Les Filles de Caleb ou Blanche ou Scoop ou Omertà ou Réseaux ou Diva ou whatever the fuck you could name. C'est la série la plus parfaite, la plus sobre et prenante à la fois... Les divers personnages semblent à la fois pensifs et hystériques, superficiels et profonds, et ils ont des facettes, oui, une gamme de manières de se comporter (oui, oui, je vous le jure, ça se peut!). La télé nous a tellement habitués à de petits décors nanana, coquets, jolis, pas crottés du tout, asceptisés, concis, fonctionnels, compacts, et ici l'on découvre des décors vrais. Quand ça doit être sale, c'est sale vraiment. Quand ça doit être impersonnel, c'est impersonnel en tous points. Comme dans votre propre vie. C'est pareil. C'est normal. On oublie la maison modèle de Suzie Lambert, on oublie la grange de la famille Pronovost, propre, fonctionnelle, aménagée, harmonieuse. On oublie le poste de police-postiche de Jasmine. On oublie les salles de classe plutôt « design » et de cinq étudiants, dans Virginie. On oublie tout ça... Essentiellement un décorateur, excepté au cinéma, c'est un gars qui assassine l'authenticité, qui trucide le réel, et qui réinvente pour les héros de fiction un environnement inexistant dans le monde ordinaire et quotidien. Il n'y au aucun lieu d'Omertà qui se trouvât dans la « vraie vie ». Tous les décors de L'Ombre de l'épervier sont improbables, dusse-t-on se reporter même à l'exacte époque où l'action est sensée se situer, en Gaspésie. Tout ça ne se peut pas. Notre oeil s'en rend compte, mais nous en avons tellement l'habitude, que notre gentil esprit joue le jeu. Notre subconscient sanctionne ce faux Réel où évoluent de faux Êtres. Mais dans Tag ça ne semble pas du tout faux! Les appartements, le petit bar, le gros « squatte » des jeunes de la rue, la lave-auto et les bureaux de la travailleuse sociale, et le centre de réadaptation, tout semble une réalité qu'il nous serait absolument possible de « croiser » demain matin... de visiter n'importe quand... Les appartements sont laids, malpropres, adaptés à l'existence domestique, mais non-conformes au catalogue des Idées de Ma Maison (douillettes traînant, tables trop encombrées, vaisselle en attente, poussière) - comme nos logements, qu'on le veuille ou non, avouons-le. Le petit bar de quartier exigu est à la fois sympa et sinistre, et j'ai déjà mis les pieds dans un endroit comme ça. Le squatte me semble parfaitement frigorifique et inconfortable, et dangereux, malgré que je ne sois jamais allé dans un squatte. Le lave-auto ressemble en tous points aux lave-autos du quartier Rosemont, ciment, fêlures, humidité, murs blancs sales, un bureau vacant, une baie vitrée, etc... Le bureau de la travailleuse sociale se veut agréable, sain, accueillant, mais il s'en dégage la même désagréable impression de fadeur que des cabinets de médecins, ou des CLSC... Je n'ai jamais visité un centre de réadaptation mais celui où travaille Bruno (Patrick Goyette) m'apparaît vraiment très hideux et pourtant fonctionnel; ces pièces semblent rodées à toutes les situations pas toujours charmantes qu'elles doivent abriter. Je trouve ça extraordinaire. Les décorateurs de Tag sont des mages!

   Et il n'y a pas que ça; je vous ai parlé des décors au début, et en guise d'amuse-gueule, comme du végépâté sur des biscottes Melba, mais il y a les ACTEURS aussi! Surtout! Wow! Gabriel Arcand: jamais égalé. Luis Oliva: révélation de l'année et même de deux années. Le petit Lawrence Arcouette: inoubliable! splendide! fabuleux! Trouvez vous-mêmes les mots les plus puissants et évocateurs dans le Robert Grand Format! Ce gamin est un acteur-né! Je suis impuissant à noter pour vous les qualificatifs dignes de son jeu magistral. - C'est le meilleur acteur québécois depuis Lothaire Bluteau... dont le nom ne s'écrit sans doute pas ainsi, mais on se comprend, puis je n'ai pas sous la main le bottin de l'U.D.A.

   Et ces acteurs fabuleux dont j'en oublie certains (celui qui est dans le rôle de Sammy, celle qui fait Julie - et Micheline Lanctôt, et Goyette, et celle qui fait la mère de Kevin), ont-ils des textes de qualité à donner? Sure, baby, you better believe it! L'histoire, sans trop exagérer, et en un mot, c'est du Dostoïevski carrément et tout simplement. On sent là-dedans, ou plutôt on « pressent » peser le poids sourd d'une Destinée digne des Karamazov! qui envahit tout et qui dévore, comme une gangrène, menace les clans, les amitiés et les familles. Eduardo, c'est Raskolnikov; Sammy, c'est son compère, son confident, et le seul de la bande à avoir une certaine vivacité d'esprit (mais innocent des crimes perpétrés), Razoumikhine. Et Tag a même sa Dounia, en la personne de Mélanie Jobin, bouleversante au possible dans son rôle amorphe de mère désabusée, à la dérive, sans malice, mais aussi sans perspicacité non plus. Et le policier veuf, c'est le capitaine, Nikodim Fomitch, devant qui le coupable passera (comble de suspense intenable) sans que sa culpabilité ne soit même éventée, puisque, finalement, à la longue, de remords, c'est de son propre fait que le petit meurtrier se perdra. Si vous êtes des fous de seize ans avec des casquettes, et que vous lisez ceci en surfant allègrement sur le Net, vous ignorez de quoi je parle. Mais un jour vous aussi vous lirez Foma Gordéiev, ou Crime et Châtiment, et vous comprendrez le génie des écrivains Russes du siècle dernier (avant-dernier, en fait, depuis peu?). Il existe une Genèse optimiste, là-dedans, en fin de compte. Idem pour Tag. Je ne dis pas que c'est un plagiat. Non. Le Cycle breton (Roi Arthur) est un bon plagiat de la Bible (Samuel I et II), mais Tag n'est guère un plagiat des oeuvres de Dostoïevski. Je procède simplement à une transposition, pour les besoins de l'exégèse assez brève que j'escomptais donner ici. Si ça vous embête, coupez-vous une oreille. M'en fous. Voilà.
 
 

 LES MÉDAILLES

   OR

   Kev, le petit meurtrier, l'être tourmenté, rongé, anxieux, qu'on aime malgré tout, malgré ses étrangetés, malgré sa confusion, passe littéralement au-travers de l'écran à chacune de ses présences, qui sont nombreuses, Dieu merci. C'est lui qui fait presque la série. On ne pouvait, en se creusant la tête un siècle, trouver mieux. Il n'a que des moments forts, qui couvent comme un lit de braises, secrets et cachés, enfouis dans sa petite âme inextricable. Les auteurs ont certainement rencontré des douzaines d'enfants de ce genre issus de milieux défavorisés, afin de produire de personnage, ou alors je me nomme Boy George! Merci Lawrence Arcouette. Ton intensité est telle que tu sembles forcer (sans en avoir connaissance, je crois, car tu es absorbé) les comédiens qui te donnent la réplique à se surpasser bien davantage. Le jeu d'Oliva ou de Micheline Lanctôt est animé de pulsations lorsqu'ils ont des scènes avec toi... J'espère que notre microscopique industrie québécoise te procurera toujours des rôles, et que tu ne resteras jamais des années sans travailler.
 
 

ARGENT

   Sammy alias « Lucky » est un grand garçon pondéré, et malgré son appartenance à une « gang », responsable, intelligent, dynamique et débrouillard. Quand il trouve que les choses sont allées trop loin, et qu'il demande à Eduardo de « sortir » de la gang, il est prêt au tabac rituel que les membres de la bande passent à ceux qui partent et il n'a pas peur de le subir, malgré le fait que Tag répugne lui-même à ordonner que l'on bastonne son meilleur ami. Sammy, au fond, représente une sorte de chaînon manquant interlope entre un univers de gangs de rue et une vie « normale » de jeune adulte sorti de ses rites de passage adolescents (on en a tous eu)... En ce sens il est attachant, repoussant, et déchirant. Attachant si l'on souhaite que tous les membres du gang s'en sortent indemnes. Repoussant si cette famille du « gang », ce noyau mythique du crime organisé, depuis Al Capone et même avant, cette cellule régie par les lois silencieuses de la violence et de l'honneur et qu'on ne trahit pas sans payer de sa personne, continue décidément à être une chose sacro-sainte pour nous, témoins emphatiques du cruel dilemme.
 
 

  ARGENT EX-AEQUO

   Julie-la-poétesse transfigurée en rebelle au rouge à lèvres bleu après la mort de sa meilleure amie Stéphanie. Son passage, hurlant, complet, d'une douce jeune fille portant les tresses, et qui couche sur papier ce qui la préoccupe à la lumière des bougies, à une dure et magnétique révoltée à la crinière de lionne, qui se douche seins nus en plein terrain vague avec un bidon d'eau froide en promettant de partir au clair de lune pour les ruines de Palenque! Son violon, ses vers, son sourire lustral, ses heures affalées au soleil sur la tombe de Stéphanie, à attendre que le plus ancien des Serviteurs de Dieu vienne la prendre, quelle féerie! Personnage absolutely out of this world (il n'y a pas de définition française).
 
 

BRONZE

   Gabriel Arcand, l'avocat, incisif, minutieux, pénétrant, averti, gardant toujours son sang-froid, à peine condescendant, généreux et secourable aussi; c'est en quelque sorte le Merlin de cette étrange petite Cour des Miracles, - si vous me passez l'expression. Son ton est toujours juste, qu'il soit sérieux ou non, préoccupé ou non, et qu'il fasse ou non l'ingénu, devant son amie la procureure, afin de pousser la cause de l'un des jeunes qu'il défend. Même quand il dit à cette même amie dont la preuve n'est pas très solide: « Je t'aime trop pour te laisser te faire ridiculiser en cour », il est honnête et prévenant et désintéressé. C'est superbe de vérité. Maître Jean-François Desmarais est l'avocat le plus attachant qu'on ait jamais vu à la télévision.
 
 

  BRONZE EX-AEQUO 

   La petite Sara, avec ses anneaux dans la lèvre et le nez, et qui est sans cesse apathique, vautrée quelque part, excepté au cours du splendide épisode où, après la disparition de sa copine Julie, tout à coup, la voici qui se soulève, marche à grands pas, et frappe aux portes et bouscule un peu les gens, pose des questions, s'inquiète, déplace de l'air, semble vouloir dire brusquement aux autres jeunes de la rue: « Bande de larves, secouez-vous! L'une des nôtres est en train de se laisser mourir, quelque part! et vous êtes là! », aussi longtemps qu'elle n'a pas retrouvé son amie, et c'est palpitant, ça égale n'importe quelle poursuite en bagnole, dans un navet de Bruce Willis, oui monsieur... On sent en elle un substrat de vie brûlant, dérobé malheureusement par l'usage de l'héroïne. Cette vie pourtant essaie un peu de percer, cet instinct (qui la rapproche de Sammy en un certain sens), cette tendance aux choses simples, comme quand au lieu de se procurer encore de la drogue elle propose à "Whiper" une bonne bavette et une assiette de patates frites au restaurant... ou quand elle lui rétorque véhémentement: « Eh ben on aurait peut-être dû baiser au lieu de toujours se shooter! » Et c'est ce duel ardent entre le monde de l'évasion et le monde concret qui est touchant.
 
 

  AUTRES MENTIONS 

   Luis Oliva lui-même, rayonnant, vivifiant, tranchant, et Patrick Goyette (Bruno), l'intervenant idéaliste et acharné qui le poursuit de son zèle et le rescape envers et contre tout, forment un étrange duo, une "médaille" dont le second côté n'est pas vraiment présenté en chair et en os dans Dostoïevski, et cela aussi est vraiment tout à l'honneur des auteurs de la série.

   En un mot, et pour conclure, je crois fermement que Tag vient de hausser la barre, comme on dit, pour les prochaines productions. Ça fera dur en criss, passez-moi l'expression, la prochaine fois qu'on écoutera un fadasse avatar de Scoop ou de Gypsies en repensant avec le recul à ce à quoi Tag nous aura fait goûter. C'est comme si l'on regardait dessiner des chimpanzés depuis dix ans et que tout à coup on voyait, durant une heure, Bilal à sa table à dessin, et qu'après quelqu'un essayait de nous faire revenir aux chimpanzés... une fois qu'on a goûté à « The Real Thing », n'est-ce pas... Et pourtant ils sont là, les sacrés chimpanzés, ils nous attendent, dans le détour, et ils ont pour titre Fred-Dy ou La Vie la vie, et laissez-moi vous confesser ceci: je vomis déjà, mentalement (ce qui est plus dégueu, croyez-moi, que de dégobiller tout de bon et normalement), à l'idée de ces caricatures désolantes, pathétiques et risibles. J'espère en mon for intérieur qu'il y aura, à tout le moins, chez les "auteurs" hydrocéphales de ces farces infâmes que l'on prétend nous donner en pâture, un sentiment de honte d'avoir écrit, ou réalisé, ou produit de telles apothéoses de merde télévisuelle. Mais la bêtise des gens est telle qu'ils n'ont même plus honte de leur médiocrité hurlante, je le sais, oui, mais on peut toujours rêver, non? Et moi j'ai rêvé que Tag, en plus de nous offrir un merveilleux divertissement et la plus splendide histoire que le petit écran nous ait portés en vingt ans et plus, ferait rentrer sous terre les auteurs mauvais qui sont légion, Dieu sait pourquoi, dans cette industrie.
 
 

David Pêle-Mêle 
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