On
nous a reproché, ici, à Ma Commune Légère,
de n’être pas festifs, et de ne souligner pratiquement jamais les
idiotes célébrations du calendrier judéo-chrétien,
comme la Fête-Dieu, la Saint-Valentin, Noël, les Rois, la Nativité,
le Dimanche des Rameaux, et le Vendredi saint. C’est vrai, nous n’affectionnons
pas particulièrement les fêtes connes, et n’avons d’ailleurs
aucunement besoin d’occasions préfabriquées pour déjanter,
faire les fous, sortir, ou nous vêtir en épouvantails. Mais
cette fois, exceptionnellement, réjouissez-vous, marmots, gringalets,
chenapans, voyous de neuf ans, mômes coureurs de ruelles, coureurs
d’Halloween, Harry Potters, jeunes vampires, ludiques squelettes, puériles
loups-garous, Frankensteins enfantins, monstres du Loch Ness, petites sorcières,
princesses, chauves-souris, créatures, bonshommes sept-heures, spectres,
fantômes en tous genres, chimères, gnômes joufflus,
farfadets à lunettes, réjouissez-vous : voici un beau conte
d’Halloween tout frais et tout chaud, livré pour vous juste à
temps pour la fameuse Fête des Morts. Vous pouvez demander à
vos parents de vous la printer sur leur Hewlett-Packard et de vous la lire
avant de vous coucher, le vingt-neuf ou le trente octobre. Ça vous
mettra d’un seul coup dans l’atmosphère halloweenesque, si vous
n’y étiez pas déjà, ce dont nous doutons, et, si vous
y étiez déjà, ça vous y maintiendra avec une
fermeté digne des meilleurs films d’horreur. Amusez-vous bien!
Hier, dernier jour d’octobre, je revenais
du marché Jean-Talon, lorsque je me suis nonchalamment empêtré
les panards dans un corps informe gisant sur la première marche
du perron. Sans avoir le temps de comprendre ce qui m’arrivait, je virevoltai
sur une distance non dérisoire, et, adroitement, d’une façon
telle que ce vol plané ressemblait davantage à une cabriole
à la Michael Flatley qu’à un trébuchement burlesque
d’Olivier Guimond. Il faut dire que je portais mon manteau noir à
poil long, ce qui me conférait un aérodynamisme avantageux.
Les bras en croix, survolant les marches, votre héros tint le cap
en direction portique, ayant observé que la porte d’entrée
était négligemment ouverte, et qu’on avait étrangement
matelassé le portique de feuilles mortes (ce tapis de feuillage
allait me servir, vous le devinez, de piste d’atterrissage de fortune).
Comme escompté, je me suis posé, sans trop de heurts, dans
l’amoncellement végétal, douillet comme un nid.
Je redescendis les marches aussi vite que
je les avais montées (ou volées, pour être plus précis),
pour revenir à l’endroit d’où j’avais décollé.
Je constatai que le corps informe responsable de ma déconfiture
n'était nul autre que le corps informe de David Pêle-Mêle.
Il s’était endormi, en m’attendant avec une brique et un fanal.
Bien qu'il se soit réveillé lorsque j'avais perdu pied sur
lui, Pêle-Mêle restait dans sa position initiale, recroquevillé
sur lui-même, comme s’il souffrait de la froidure. C’est seulement
quand le bougre se mit à pérorer d’une voix malhabile que
je compris qu’il était en état d’ivresse avancée et
non pas en état d’hypothermie. Il me tint à peu près
ce langage : « Heille! s’lut, Monsieur du Corbe-be-be-beau (hic!).
Que vous êtes... (hic!) gros! Que vous me semblez be-be-beau! (hic!)
Sans men-men-mentir, si... (euh!) Si votre rasage se rapporte à...
(heu! hic!) votre pe-pe-pe-poilage, vous êtes le Ph-ph-phénix...
(buuuuuûrp!) des hôtes de ces bois. » À ces mots,
je ne ressentis point de joie, et, pour montrer ma belle voix, j’ouvris
une large bouche, pour tonitruer. Mal m’en prit ! J’avais complètement
oublié que, pendant mon vol plané, afin d’avoir un battement
d’ailes harmonieux, j’avais porté à ma bouche mon épicerie
frugale (un camembert), et de le serrer doucement entre mes quenottes,
pour ne point l’abîmer. Voilà comment, dans mon emportement,
je laissai tomber ma proie. Pêle-Mêle s’en saisit, et dit :
« Mon bon... (hic!) Mon-mon bon monsieur. Apprenez... (hic!) que
tout flatteur... (heu!) J’m’en rappelle p’us... » Puis, il entama
le camembert, sans plus attendre, pour n’en faire qu’une bouchée.
Je ne me mis toutefois pas à vociférer contre ce malotru,
pour la bonne raison que j’étais toujours en train de tonitruer,
et que ces deux actions se font difficilement en simultané. De toute
façon, quelques secondes plus tard, Pêle-Mêle était
déjà dans les bras de Morphée, et ne m’entendait plus
du tout.
Je demandai aux macaques rhésus
de remettre la brique et le fanal à leur place, et de transbahuter
le pauvre homme dans ses quartiers. Sur l’étagère spéciale
des instruments contondants, en plus de la brique, du fanal, d’un cric,
et de quelques menus gourdins, nous avion un boulet et une chaîne.
Les deux étaient soudés. Nous appelions affectueusement ce
boulet : Gerry. Pour éviter que l’ivrogne ne prenne la fuite avant
d’avoir cuvé tout à fait, je lui passai le boulet à
la cheville, et conservai la clef dans ma poche revolver. Évidemment,
je notai très-minutieusement la mauvaise conduite (répréhensible)
de cet employé (insubordonné) dans notre impitoyable LMCR
(Livret des Mauvaises Conduites Répréhensibles).
Tout ne se passa pas néanmoins comme
je l’avais souhaité : les macaques rhésus venaient d’empaqueter
Pêle-Mêle pêle-mêle dans un drap blanc – pour le
déménager avec plus de commodité – quand ce dernier
s’éveilla inopinément, pour rapidement s'éclipser
tel un mirage dans un coin d’ombre, en ronchonnant des vocables amphigouriques.
Et malgré l’acharnement de mes braves macaques rhésus à
suivre le son de sa voix (et le grincement métallique de Gerry-le-boulet
sur le bitume) à travers le voile opaque de la nuit, ceux-ci revinrent
bredouilles, la langue par terre, et s’empressèrent de m’expliquer,
dans leur dialecte de macaques, que le fugitif avait réussi à
les semer envers et contre tout, et que, sans contredit, ce fichu camembert
lui avait procuré une stupéfiante montée d’adrénaline.
Je décidai donc de reporter au lendemain les recherches, puisque
j’avais bien d’autres chats à fouetter, qui étaient tous
gris. Il fallait, entre autres, que je m’enquérisse auprès
des communards de la raison d’un tel fouillis dans notre portique.
Mon Marco, qui venait de passer le seuil,
m’instruisit immédiatement quant à ce qui avait poussé
Pêle-Mêle à se «pinter» de la sorte et si
vigoureusement. Gary Del Monte, dit l’excentrique, avait eu l’idée
saugrenue d’épandre des feuilles mortes dans toutes les pièces
de notre immeuble (Dieu merci, jusque dans le portique), ceci afin de créer
une atmosphère singulière, pour son party d’Halloween. Selon
les dires de notre biologiste, Pêle-Mêle n’aurait pas supporté
le choc de voir ses quartiers bleus maculés de couleurs chaudes
(pouah en effet). Pendant de longue heures, il aurait fait cul-sec d’un
tonneau de Heineken. Le dément ! « Un tonneau complet, imagine
! me répéta-t-il.
- J’ai déjà entendu choses
autrement plus incroyables ! dis-je.
- Tu m’en diras tant, se moqua Mon Marco.
- Puisque je te le dis ! fis-je.
- Ils disent tous ça, s’entêta-t-il,
commençant à me les gonfler.
- Puisque tu insistes, je vais te raconter
une anecdote effarante qui s’est produite jadis, à Pouembout, mais
avant que tu ne débarques de Nouvelle-Zélande avec tes moutons.
- Je suis tout ouïe, mon cher.
- Bon, alors, c’était durant la
grande épidémie de grippe espagnole, introduite chez nous
par le Spanish Fly...
- Un vecteur épidémiologique
bien connu et notoire, en effet.
- Dans chaque foyer de l’île, à
cette époque, il y avait au moins un mort, et les deux seuls croque-morts
de Pouembout ne suffisaient plus à la tâche, les pauvres.
Notre maison, si tu te souviens bien, était la dernière à
la périphérie du village, juste à-côté
du petit marais où il y a des poulpes, et lorsque le croque-mort
arrivait finalement devant notre porte avec sa charrette lugubre, celle-ci
débordait déjà de maccabées jusqu’à
plus soif, comme on dit.
- Pas très appétissant.
- À qui le dis-tu ! Alors le croque-mort
me dit : « Combien en avez-vous, ici ? » Je réponds
: « Un seul, c’est mon vieil oncle, Gédéon, qui a succombé
il y a huit jours ! Il était temps que vous passiez ! Il commence
à embaumer. » Le croque-mort me dit : «Hum, je n’ai
vraiment plus de place du tout dans la charrette aujourd’hui, et il n’est
pas question que j’en porte un sur mon dos, tout de même ! Alors,
de deux choses l’une, soit je repasse demain, en espérant que la
récolte soit moins grosse, soit je vous en donne tout de suite un
plus frais en échange de votre oncle, ce qui au moins aura le propre
de vous débarrasser de l’odeur... » Ébahi, j’acceptai,
mais à la condition de pouvoir choisir, parce qu’il était
déjà très très singulier d’avoir à passer
une nuit (ou plus) avec un mort inconnu dans la hutte.
- Et il t’a laissé magasiner un
cadavre dans sa brouette ?
- Eh oui. J’ai même fait «
une petite folie » : j’en ai pris un gros, une sorte d’ancien cornac
de la tribu Phûc qui luttait contre des éléphantaux.
Il prenait plus de place que tous nos meubles réunis!
- Quelle histoire de fous ! Mais ça
n’a aucun rapport avec la cuite de Pêle-Mêle...
- Plus que tu ne le crois ! Tu vois bien
que Pêle-Mêle vidant un tonneau de Heineken, c’est de la petite
bière... »
Le lendemain d’une sauterie d’Halloween
exceptionnelle, avec Gary Del Monte comme DJ, et Dyke Kiri au bar, je ramassais
les bouteilles vides et vidais les cendriers, lorsque j’entendis le camelot
gravir les marches, et jeter par terre, sur le pas de la porte, un journal
roulé, et attaché avec un élastique bleu. Je sortis
en robe de chambre et ramassai le journal. J’ôtai l’élastique
et jetai un oeil un peu blâsé à la une. Il était
inscrit en grosses lettres : UNE MÈRE MONOPARENTALE PHOTOGRAPHIE
UN REVENANT VOLEUR DE FRIANDISES. Et sur la photo, on pouvait voir un drap
blanc en train de courir, les bras chargés de sacs de bonbons, poursuivi
par trois gamins déguisés en Harry Potter, manifestement
délestés de leurs sacs de bonbons. Mais ce qui était
le plus troublant dans tout ça, c’était que sous le drap
blanc, on pouvait identifier très clairement et sans aucun doute
possible les vieilles espadrilles de David Pêle-Mêle, et, surtout,
Gerry-le-boulet, reconnaissable entre mille avec ses cheveux longs ondoyants
!
Je revins à l’intérieur et
commençai à bourrer tout le monde de coups de pieds dans
les côtes pour les réveiller. Je leur montrai le journal et
la photo. Encore à moitié endormis, encore à demi
affublés de gueules de bois monumentales, ils se regardaient, pantois,
et me disaient : « Voilà pourquoi il n’était pas là
hier soir au party ! » Je passai quelques coups de téléphone,
me faisant passer pour une ménagère intéressée,
et la Rédaction du journal en question m’apprit le fin mot de l’histoire.
Une jeune maman du quartier avait décoré la devanture de
sa maison avec des citrouilles et autres machins appropriés, et,
pour prendre en photo les enfants qui avaient les costumes les plus originaux,
elle avait posé sa caméra Polaroïd juste à-côté
de sa porte d’entrée. Vers neuf heures du soir elle entendit du
bruit dans sa cour, s’en fut derrière, et constata que quelqu’un
avait foncé à l’aveuglette dans sa corde à linge,
emportant un drap malgré soi. Quelques minutes plus tard, elle revint
vers le devant de sa demeure, regarda dehors, et vit son fils, Geoffroi,
déguisé en Harry Potter, accompagné de ses camarades
Julien et Cédric, aussi déguisés en Harry Potter.
Ils rentraient de leur tournée de la rue, avec chacun un sac plein
à craquer de tire Sainte-Catherine, de chocolats, de jujubes, de
réglisse, de Fitz, de chips divers, de raisins Sun Maid, lorsque
tout à coup un revenant surgit de derrière une grosse Buick,
ululant d’une voix d’outre-tombe, un boulet au pied, et arracha toutes
les friandises des bras des trois enfants, avant de prendre la fuite à
une vitesse folle, malgré le boulet qui sur l’asphalte faisait moult
étincelles. La pauvre petite mère eut tout juste le temps
de s’emparer de son Polaroïd et de prendre en photo cet Esprit Frappeur
bizarre avant qu’il ne se volatilise.
Je raccrochai le combiné, et dis
à Junior : « Tu vois, je savais bien que l’un d’entre nous
ferait un jour la une des journaux ! »
Rastaquouère
MacO'mmune
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