Par un bel après-midi à peine couvert, Junior et moi nous
sommes rendus dans les rues du Vieux-Port après une longue promenade
d'été dans les rues de Montréal. Il n'y avait pas
grand-chose à voir dans le Vieux-Port, comme d'habitude. On entendait
parler anglais, et on entendait parler français: les Anglais nous
semblèrent aussi idiots que l'hebdomadaire The Mirror; les Francophones
nous parurent aussi crétins que le ICI. Après avoir failli
vomir, nous nous sommes donc acheminés vers le Quai de l'Horloge,
car c'était notre destination: nous ne venions pas au Vieux-Port
par simple plaisir (quelle idée!) mais bien pour assister à
un spectacle. Le spectacle de fin d'année de l'École nationale
de cirque.
Le grand
chapiteau était dressé à quelques mètres du
fleuve avec ses banderolles et ses drapeaux flottant au vent. Il y avait
un peu d'affluence, comme on dit - ce qui veut dire: beaucoup. Dix minutes
plus tard, et il n'y aurait plus eu la moindre place pour nous. Les entrées
du chapiteau étaient fermées... il y avait salle comble,
si tant est qu'on puisse dire cela d'un chapiteau. Avant même la
levée du rideau, et avant même que les lumières ne
s'éteignent, les mille deux cents personnes assises là tapaient
des mains, comme une sorte de rite romanichel incantatoire.
Dès
l'ouverture, on n'y va pas de main-morte: après le « chef
de piste », des danseurs, une chanson, un jongleur, un numéro
de mains à mains (gymnastique), des chorégraphies - et tout
ça en même temps et sur l'ensemble de la scène. Merveilleuse
orgie de paillettes, de tabliers blancs, de cravates, de perruques, et
de galipettes, et de tours de force: on se sent déjà un peu
ivre, mais il n'y a que huit ou dix minutes que le spectacle a débuté
(ivre - parce que le titre de cette production est Cocktail).
Soudain
les pirouettes s'atténuent, cessent, et s'avance avec un air solennel
une jeune fille sereine, posée, scintillante et drapée dans
une étole rouge interminable, comme les banshees des fables de l'Irlande,
ou comme une antique courtisane romaine. Mais aussi sans qu'on ne s'en
aperçoive elle est liée par un filin discret, et elle monte
alors doucement, telle un spectre, et ce, jusqu'à une hauteur vertigineuse,
en laissant se dérouler sous elle sa superbe bande de satin écarlate
qui dresse ensuite comme un axe iridescent de bas en haut du chapiteau.
Sous les projecteurs, dans ce rai de lune rouge, s'entame un hypnotique
numéro vertical de ballet acrobatique. Après une ouverture
aussi opulente et exubérante, le spectacle mue, prend un autre tour,
caressant, contemplatif, onirique.
Suivent deux
clowns magnifiquement extravertis et une drôlatique bagarre de musiciens,
chacun volant à l'autre qui le lutrin, qui sa partition, qui son
instrument, et cetera. Puis c'est un duo sensuel et élégant:
des danseurs en habit de ville qu'on pourrait voir dans le dernier vidéoclip
de Leonard Cohen, purs, classiques, semblables à une photo en noir
et blanc, respirant la force et la retenue. Une trapéziste les observe,
à la dérobée, chatonne, joueuse, jusqu'à ce
que ce soit son tour de montrer ce qu'elle sait faire. Un invisible câble
hisse la demoiselle jusqu'à son trapèze, et elle exécute
avec des élans (qui lui font toucher pratiquement la toile du chapiteau)
une série de figures et de tours vraiment superbes. Mille personnes
retiennent leur souffle. C'est du grand cirque.
Et le
numéro de contorsion s'enchaînant immédiatement après
vous fait pénétrer, encore plus avant, dans ces engrenages
énigmatiques; quel merveilleux plongeon hors du temps et de l'espace
que ce court aperçu de postures invraisemblables qu'adopte, mine
de rien et sans que cela ne semble lui en coûter, une jeune femme
(possédant, outre une souplesse surhumaine, la grâce du cygne).
Et les lèvres pincées et sèches de Junior, à
ma droite, ont murmuré: « Wow! » Et moi, qui étais
parfaitement hébété, je n'ai rien pu murmurer du tout.
Un jongleur
solitaire, avec trois balles seulement, effectue des choses compliquées
et subtiles, avec son cou, ses avant-bras, et le sol, et je pense, hélas,
qu'il n'a pas été assez applaudi selon son mérite,
car ce numéro, je vous l'accorde, n'étant ni flamboyant,
ni aussi spectaculaire que certains autres, pèche (oh! à
peine) par sa gracieuse sobriété... et l'imagination du public
ne s'en trouve pas « frappée » autant qu'elle ne le
devrait.
La première
partie du programme prend fin avec un extraordinaire numéro où
une armée de jeunes acrobates, tirés à quatre épingles
et se croisant et recroisant les uns les autres en cadence, propulsés,
catapultés à des vitesses folles, font un époustouflant
bal aérien, avec trois planches sautoir et un escabeau. C'est aussi
enlevant et bien moins coûteux qu'un film d'action américain
à cent millions de dollars de budget: en allant faire quelques pas,
durant l'entracte, le public a l'air à la fois comblé et
groggy.
Début
de la deuxième partie: bicyclette acrobatique. Jeune fille toute
menue mais qui possède une énorme habileté, et qui
nous livre une performance harmonieuse, fluide, enveloppante et délicate.
Dans la lumière des projecteurs, le chrome du petit vélo
étincelle comme le vif-argent des alchimistes: on a l'impression
d'assister au duel d'une acrobate-élémentaliste et d'un esprit
elfique du mithril.
L'instant
le plus profondément méditatif du spectacle consistera en
un numéro simplement baptisé (dans le programme) Équilibre.
Mais quel équilibre soigneusement étudié que cette
trinité: deux garçons sur des tréteaux, en retrait
derrière, et une jeune fille devant au centre géographique
du grand chapiteau entier, se donnant lentement et silencieusement la réplique
à coups de poses audacieuses, et ce, sur une musique grave, apaisante,
et légèrement tourmentée, dans un éclairage
mauve ou violacé, et une émouvante clarté lustrale...
Une équilibriste élégante dans un numéro élégant,
l'un de mes préférés, avec sa douceur et sa simplicité
virgilienne. Votre serviteur était complètement séduit.
Un spectateur,
d'une placidité absolue et presque bouddhique, se voit contraint
par un clown à l'accent italien de grimper sur scène pour
se prêter avec celui-ci à une série d'exercices comiques.
Quel grand moment que celui où le clown, visiblement moins calme
que son petit monsieur de cobaye, et n'y tenant plus, prend ce dernier
dans ses bras et l'embrasse, comme en voulant dire: « C'en est trop,
mon cher, je me prosterne devant votre immuable sérénité!
» C'est peut-être le seul moment du spectacle qui n'était
pas préparé à l'avance tout à fait, et pourtant,
il est aussi bon que le reste, à cause de l'excellente empathie
du clown et à ses talents d'improvisateur.
Corde
lisse. Une demoiselle évolue sur sa corde telle l'araignée
au bout de son fil, avec la même facilité déconcertante
et sans que la gravité ne semble avoir de prise sur elle. Elle s'incline
sur la corde, pivote, monte, se renverse, et redescend, tourbillonnante.
Un garçon
qui est assurément docteur en physique fait son numéro à
la roue allemande (voir photo) et l'on en est à se demander si la
roue n'est pas une extension métallique de lui-même - ou s'il
n'est pas, lui, une quelconque excroissance organique de la roue.
Dans
une sorte d'énorme sac suspendu entre ciel et terre, et qui se balance
comme un trapèze, un jeune homme fait un numéro à
moitié inspiré de celui de la demoiselle à l'écharpe
écarlate, et à moitié inspiré d'une routine
de trapèze. Hybride. Vaporeux. Et durant cinq secondes, alors qu'il
se dresse et se laisse engloutir par les deux côtés du sac,
on comprend pourquoi cela se nomme: « Tissu Volant »; le sac
suspendu devient soudain une sorte de créature, ondulante et opaque,
faséyant comme une voile allant et venant dans les hauteurs mystérieuses
et éthérées du grand chapiteau.
Et la
grande finale indescriptible, torrentueuse comme le début, et même
davantage: un duo de trampoline; un mur humain constitué de dix
ou douze acrobates et gymnastes, mais ne pivotant que sur trois paires
de jambes; un dôme magistral de jongleurs synchronisés; deux
chorégraphies, l'une complexe, étourdissante, au rythme effréné,
et l'autre euphonique, étagée et ornementée parcimonieusement;
un vrai bombardement d'équilibristes puis de funambules, et d'acrobates,
et de gymnastes et de danseuses et de danseurs. C'est l'apothéose.
Les gens sont debout et ils applaudissent, et crient durant presque dix
minutes. Les artistes reviennent saluer à trois reprises. Ça
ne m'a vraiment pas l'air d'être un flop. Bravo les gens de l'École,
profs et élèves, ceux que l'on voit, ceux qu'on voit moins,
et ceux qu'on ne voit pas. Et merci - mille fois merci - d'avoir ramené
le cirque là où la tradition tzigane l'avait d'abord implanté...
c'est-à-dire dans la ville et auprès des gens - et non pas
dans le plus élitiste hôtel du plus luxueux boulevard, de
la plus « showbizz » des villes américaines, où
pas un seul d'entre nous ne pourrait entrer à moins de se ruiner
pour la vie, et malgré qu'à vous aussi, en réalité,
je souhaite d'aller un jour triomphalement jusqu'à Las Vegas.
Mais
pas trop vite. Pas tout de suite, j'espère!
David
Pêle-Mêle
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