ÉROTOCRATIE
L'ÉPOQUE
par Gary Del Monte
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AVERTISSEMENT

Après avoir décimé quatre milliards d'êtres humains, les guerres politiques se sont finalement terminées en l'an 2070. Parmi les survivants, ceux qui parlaient le français et qui vivaient en Amérique résolurent de s'unir pour fonder un nouveau pays, dont les valeurs seraient essentiellement différentes de celles de leurs ancêtres qui avaient fini par s'entre-tuer. Ils décidèrent que la Révolution française était la principale erreur de l'Histoire, et érigèrent leur nouveau pays sur les préceptes de l'époque d'avant la révolution. 

La seule bonne idée de la Révolution française avait été de changer le nom des mois de l'année. Les fondateurs de la colonie firent de même en rebaptisant les mois selon le calendrier républicain. Le fondateur du nouvel état, qui se nommait Chérubin premier, fut sacré Roi le 10 Brumaire. Il tint sa cour à Montréal, capitale de l'état naissant. Il s'occupa ensuite de donner des lois érotiques au pays, car il était le chef incontesté de l 'érotocratie (gouvernement par l'érotisme). 

Le texte qui suit fut retrouvé quelques centaines d'années plus tard. C'est l'oeuvre d'un peintre de l'époque, nommé Gustave Loranger. On n'a jamais pu retrouver ses toiles, qui doivent orner le fond des bordels et des maisons closes. Son journal, cependant, mérite qu'on s'y attarde, car il contient beaucoup d'informations sur la manière dont la vie se déroulait à l'époque de l'érotocratie. 
 

Nous avions fait les cent coups, mais la noblesse nous avait redressé en nous inculquant les bonnes manières. Il n'est pas besoin d'affirmer que nous étions tous titrés, de haut rang, et nantis des meilleurs avantages. Nous possédions également des passions impétueuses, une ambition démesurée et un amour de la supériorité; rien au monde n'aurait pu nous changer. Quant à nos canons, ils consistaient à séduire. L'idée du plaisir était tout ce qui nous occupait. 

En 2192, il y eut une guerre civile entre les dignitaires dévôts et les nobles libertins, dont nous faisions bien sûr parti. On a eu tort de dire que c'est à cause de nos tendances libertines, de nos politiques archaïques, de nos lois esclavagistes que la guerre a eu lieu. Non, c'était davantage une question de morale, de philosophie sexuelle. Nous savions ce qui est important. Quoi qu'il en soit, à l'issue de cette guerre sanglante, plusieurs des nôtres avaient péri. Parmi ceux-ci se trouvaient l'archiduc de Belletête, ainsi que mon père, l'excellent Guillaume de Loranger, qui laissa toute sa fortune à mon frère aîné. Ce dernier nous prit, mes soeurs et moi, sous sa protection chez lui, dans un agréable logement de la rue de Bullion. 

Avec la grâce de Dieu, notre roi Alphonse premier fut victorieux sur Hunt, le chef des dignitaires ascètes. Le perdant fut contrait de s'exiler en Normandie, promettant de revenir. Les tumultes de la guerre finis, notre Roi imposa l'érotocratie et les nobles purent exercer leurs penchants en toute tranquilité, sans qu'on ne les importune en leur parlant de morale et de lois légitimes. 

La vie était douce. On n'avait qu'à dire à une femme qu'elle était jolie, et assurément elle nous récompensait par ses faveurs. Le Roi rétablit le droit de cuissage qui, loin de déplaire aux jeunes mariées, leur apprenait beaucoup de choses utiles pour entretenir leurs époux durant la saison morte. 

Mes occupations consistaient à peindre, à partir de l'aube jusque vers midi, où je me rendais habituellement chez quelque noble personne qui voulait être peinte dans des poses langoureuses. Je m'efforçais de reproduire fidèlement les émotions humaines et les comportements provoqués par l'aspect du désir, selon les préceptes de l'école érotocratique. Je parlais d'affaires jusqu'à deux heures. J'étais le plus souvent en compagnie de mes deux amis d'enfance, Fabio de Mignolet et Valentin de Bellehumeur. Ensemble nous avions été à l'académie érotocratique, où des professeurs fort experts nous avait enseigné l'art érotique indien, le Kâma Sûtra, le Hsu-Hsiao-Mu-Chi et le Chandamaharosana Tantra. 

Mignolet avait une figure désobligeante. Il me suivait partout où nous allions, Valentin et moi, si bien que j'aurais pu le traiter de boulet s'il ne m'avait pas défendu en plusieurs occasion. C'était un véritable samuraï. Dans son quartier de l'est de Montréal, il était respecté, craint par les plus puissants rivaux. Ailleurs, il changeait d'attitude, et passait inaperçu. C'est là qu'il était à son meilleur. Je ne peux passer sous silence le fait que malheureusement, Mignolet ne plaisait pas à cause de sa laideur. Ses cheveux courts, ses traits de brute, son nez crochu repoussaient les jeunes filles. A peu près à l'époque de la guerre, il obtint un titre de chevalier, et fit quelques progrès en courtisanerie. 

Valentin était le fils du duc de Bellehumeur. Grand homme aux cheveux blonds et aux yeux bleus, il était musclé, bien proportionné, bref d'un aspect physique aimable. Les femmes l'adoraient, et l'avaient mis à la mode. Toutefois, bien que toute l'érotocratie fut unanime pour dire qu'il était le plus beau gentilhomme de l'Ouest-Mont, je trouvais que son sourire béat et sa blonde chevelure bouclée tenaient un peu trop de l'enfant soleil. L'important était qu'il eût une jeune âme sagace. Déjà, lorsqu'on l'interrogait sur des sujets brûlants d'actualité, comme les vertus naturelles et indiscutables du sexe, il émettait une opinion tout à fait élitiste et de bonne mise. Jeune étourdi brillant, il était sans pitié pour les faibles et les handicapés, c'est pourquoi la compagnie le regardait comme un jeune prophète. Il employait des tournures de phrases désuètes, qui dans sa bouche avaient un accent de nouveauté. Mon jeune ami plaisait énormément, mais il faut aussi avouer que j'étais moi aussi à l'aise au milieu des mobiliers luxueux, et tout en moi, ma figure angélique, mon statut d'artiste, mon génie de la peinture, faisait de moi l'idole de ces dames. 

Après nous être lavés, coiffés, accoutrés et parfumés, nous allions tous les jours visiter les salons les plus à la mode, dans le but de faire d'excellentes rencontres. L'éclat de nos noms nous ouvrait toutes les portes. Nous arborions fièrement des vêtements dignes de notre rang. Sous nos capes de couleurs vives, aux armes de nos maisons, nous portions alors des chemises de soie de ver de Chine, et des pantalons d'alligator. 

Nous passions tout d'abord chez la marquise de Nazir Khan. C'était une femme exquise, coquette, qui ne méprisait pas l'ornement. Agée d'à peine trente ans, elle avait perdu la fraîcheur de la jeunesse, mais elle avait gagné un je-ne-sais-quoi de majestueux. Bien qu'elle fût nonchalante, elle parlait bien, avait l'esprit vif, et l'épigramme facile. Son plus grand mérite était d'avoir étudié le sexe avec beaucoup de sérieux. Le matin, elle donnait des cours d'art érotique, enseignant le Mula Bandha. 

La marquise avait appris à se passer de son mari, et tous les soirs elle ouvrait les portes de son salon, qu'il soit présent ou non. Les domestiques nous servaient tout d'abord du vin de Champagne. C'était dans les coutumes de la maison. Toujours madame de Nazir Khan était vêtue d'une nouvelle robe audacieuse et splendide, et de bijoux magnifiques. Souvent, ses vêtements dévoilaient ses cuisses musclées et sa taille parfaitement proportionnée. Ses yeux de biche, ses longs cils noirs et sa bouche sensuelle lui conféraient un visage on ne peut plus séduisant. Elle troublait les hommes, surtout Théodore de Chênevert, qui en était éperdumment amoureux. 

Pour ma part, je me contentais quelquefois de la reluquer du coin de l'oeil. C'était une beauté parfaite, mais mon attention était également dirigée vers la belle archiduchesse *** de Belletête, une femme sophistiquée et élégante qui était blonde et beaucoup plus jeune que madame de Nazir Khan. 

*** avait une tournure fragile et délicate; ses mouvements étaient pleins de grâce infinie; elle laissait deviner des charmes exquis sous ses robes magnifiques; sa physionomie était noble, angélique et souvent sérieuse, si bien qu'on aurait pu la soupçonner d'être une dévôte, si elle n'avait quelquefois fait un sourire malin ou un clin d'oeil malicieux pour gagner la confiance de ses interlocuteurs. Lorsqu'elle eût fini le deuil de son père, qui lui avait laissé un fort bel héritage (une fortune, un château et un titre), elle se mit à fréquenter le salon de la duchesse de Nazir Khan, on ne sait trop pourquoi. Valentin nous avouait en privé que c'était parce qu'elle était secrètement amoureuse de lui, et il nous emplissait de perplexité en nous racontant comment elle lui avait jeté des regards d'amour frénétiques. Le salon de Madame de Nazir Khan était de si bonne compagnie qu'on y avait admis un jour le Roi de P... . Quand on est d'aussi noble condition que nous l'étions, il devient pénible de se faire voir en quelques endroits. 

Le pauvre Fabio de Mignolet était le seul parmi nous qui ne fut pas de noblesse de vieille souche. Il était plutôt de noblesse d'épée. Par conséquent il faut avouer qu'on le méprisait, quoiqu'il fût de haute extraction (sinon nous ne l'aurions pas admis dans le salon de madame de Nazir Khan). Lorsqu'il parlait, les dames se taisaient, et faisaient de vilaines grimaces. Il devait aller ruminer sa peine avec les domestiques, se gavant tout de même des meilleurs morceaux, car il était de haut lignage. Je me taisais aussi, laissant le soin à Bellehumeur d'éblouir les nobles qui se rassemblaient dans le chic quartier de Ouest-Mont. Il philosophait, le petit, et semait la racine du doute dans le coeur des jeunes demoiselles. La jeune Sophie, quatorze ans, et la petite Nadia, de deux ans son aînée, déjà moins innocente, écoutaient le venin liberté qui coulait de la bouche de Bellehumeur, leur montrant comment les couples se font et se défont. 

Le vicomte de Pittiglio et le baron de Trinque riaient beaucoup des bons mots de Valentin. Vers huit heures, Bellehumeur cessait ses discours, je ramassais Mignolet et nous partions d'habitude chez la comtesse Isabelle de Chérilus. 

Isabelle de Chérilus tenait un salon encore plus sophistiqué que celui de la marquise de Nazir Khan. Elle nous accueillait toujours fort gentiment, caressant nos verges de ses doigts habiles. La comtesse était une petite femme aux cheveux noirs, au corps bien proportionné et au visage si absolument parfait qu'il aurait pu faire passer celle qui le possédait pour une antique statue de déesse. Dans son salon, nous parlions de prestige, de noblesse et d'érotisme. C'était nos idéaux, et ils étaient communs. Buvant du kir, nous nous comportions toujours de façon chevalresque. 

Après cela, nous allions manger un poulet, et nous nous rendions chez nos maîtresses ou chez les courtisanes. Et ceci, nous l'avons fait pendant des années, jusqu'à ce que des événements troubles surgissent. 
 
 

Gary Del Monte 
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