Puisque plus personne ne collabore à ce site de merde, le Rastaquouère
doit avoir recours à des collaborateurs décédés,
ce qui est légèrement lugubre, mais que voulez-vous qu'on
fasse? Et puis, les morts, il y en a tant, quand on y pense, que nous ne
serons jamais à court. C'est notre dilemme sinistre: vider les cimetières,
ou fermer ce site que vous adorez, ce qui provoquerait moult crises de
larmes... Alors, que vous soyez des Goths ou non, n'ayez pas peur; mine
de rien, nous sommes sûrs que vous aimerez ça à mort.
Celestino, l’anarchiste, est
un vieil expatrié espagnol. Les réflexions qu’il se fait
à lui-même dans le livre Le chaos et la nuit sont l’une
des plus hilarantes choses qui n’ont jamais été couchées
sur le papier depuis que l’on a commencé à coucher sur le
papier.
*
Les pigeons avaient un point
au moins de commun avec Celestino: une idée fixe, qui chez eux était
de manger, comme chez Celestino elle était de penser social et politique.
Malgré ce point de commun, ils exaspéraient le vieux monsieur.
À terre, ils étaient si gros et poussifs, qu’on aurait pu
leur donner des coups de pied comme à un ballon. Dans leur vol,
alourdis par leur bedaines, ils se jetaient presque sur votre visage (un
d’eux s’était jeté sur la vitre de devant d’une auto, causant
un accident), ils remplissaient le trottoir et les bancs d’immondices dont
une seule, brûlant l’étoffe sur laquelle elle tombait, ruinait
sans remède un complet de cent mille francs, immondices saintes
jamais nettoyées, et qui avaient fini par former une croûte
blanchâtre sur le trottoir. Et Celestino, si peu qu’il aimât,
et pour cause, les maréchaux français de l’Empire, se demandait
ce que c’est qu’un peuple qui laisse recouvrir entièrement (sur
une façade du Louvre, rue de Rivoli) les statues de ses maréchaux
victorieux, jusqu’à ce que leurs noms en soient effacés des
socles, par des crottes de pigeons. - Et ce n’était pas assez des
pigeons, il y avait encore leurs ombres.
Mais ce qui l’exaspérait
par-dessus tout, c’était la sensibilité dévoyée
que les pigeons alimentaient. Les pigeons étaient sacrés
comme les singes de Bénarès. C’était leur mocheté
qui les faisait adorer; eussent-ils été des oiseaux beaux
ou nobles, personne ne leur eût donné du pain. Contre n’importe
quelle infamie, pas une protestation. Mais qu’on parlât de toucher
aux pigeons parisiens, il y avait une nuée de lettres aux journaux,
une indignation et un gémissement universels. Le peuple le plus
inhumain d’Europe (« De tous les peuples, les Français sont
les plus inhumains. » - Chateaubriand. Mémoires d’Outre-tombe,
IVe partie, livre III.), sans coeur avec les vieillards, brutal avec les
enfants, ingrat envers ses héros, tyrannique aussitôt qu’il
en a le pouvoir, sensible seulement quand on le regarde, pour s’en pavaner,
avait la larme à l’oeil, et sincère, lorsqu’il s’agissait
des pigeons. Et penser qu’il eût suffi d’une nuit pour débarrasser
Paris entier de ces bouffis dégoûtants et idiots!
Au bord du parterre de pigeons
se tenaient un petit garçon semi-bourgeois semi-populaire, une jeune
femme populaire, un vieux monsieur bourgeois, qui donnaient à manger
aux pigeons. Toute la nation, dans toutes ses classes et tous ses âges,
était représentée, et communiait en le culte des pigeons.
Le square était
très garni, malgré la saison. Tout en hauteur, puisqu’il
suit la pente de la Butte, avec des ruisseaux qui ne coulent que les dimanches
et jours fériés, le bas des pelouses grimpantes avait une
bordure d’êtres humains, comme ces baves que laisse la vague sur
la grève. petit peuple placide et propret, un peu accablé
par la chaleur, mais requinqué par la promotion sociale. Passaient
un Chinois, rêvant d’acupuncture; des Mongoliennes attendant l’âge
où elles meurent, qui est quatorze ans; d’augustes vieillards en
train de lécher avidement, en tirant de longues langues, et avec
l’expression ad hoc, des cornets de glace; des jolies filles dont
il arrivait quelquefois que leur compagnon fût un Français
(un technicien). Des papillons épuisés voletaient bas sur
les pelouses, où des chats étaient prosternés de place
en place comme des vaches. Les enfants s’interpellaient; chacun d’eux s’appelait
Jean-Claude. Ils s’apprenaient à pouvoir bientôt se mettre
les doigts dans le nez tout en conduisant la voiture, et se ronger les
ongles tout en conduisant le scooter. L’apprentissage était en bonne
voie.
*
Le boulevard Magenta était
toujours égal à lui-même: avec ses femmes à
barbe, ses habitants d’Aulnay-sous-Bois, ses techniciens, ses feux rouges
pareils à des derrières de singes, ses halles dégueulasses
et puantes, son église tellement imprévue, tellement incongrue,
plantée pile au milieu d’un monde tellement différent d’elle,
qu’on ne l’imagine que désaffectée. Le plus grand génie
du monde serait impuissant à tirer une goutte de littérature
du boulevard Magenta.
*
On apporta deux de ces machins
que les Français appellent des filtres. Ils tiennent de la
grenade, de la locomotive et du missile. Il est impossible de s’en servir
soi-même, il faut appeler le garçon pour qu’il les manipule,
tant le mécanisme en est dur, et le métal brûlant:
on risque à la fois de se brûler et de se blesser. La mise
en marche ne peut s’effectuer sans que la table soit inondée de
café jaillissant. L’écoulement du café est interminable,
et, lorsque la tasse est enfin pleine, c’est-à-dire à demi
pleine, car une tasse de café, dans un café français,
est une demi-tasse, le café n’est plus chaud et est insipide; comme
il n’y a rien à boire dans la tasse - deux gorgées, - cela
est sans importance. Cette vision du « filtre » est strictement
celle de Celestino, qui l’appelait « une des monstruosités
françaises », L’auteur, lui, pourrait faire remarquer que
les Espagnols eux aussi ont leurs monstruosités en ce genre; mais
nous n’écrivons pas ici un traité de monstruosité
comparée.
*
Ce café était
la pointe extrême, à l’est, d’une étoile que traçait
la promenade quotidienne de Celestino, et dont l’épine transversale
était le boulevard Saint-Martin. Au nord, la pointe extrême
en était sa maison, pointe quelquefois dépassée pour
se rendre chez Orselito. La pointe ouest en était la Porte Saint-Martin,
pointe souvent dépassée pour aller acheter des journaux espagnols
sur les boulevards. La pointe sud en était la rue Vaucanson, dans
un quartier assez particulier dont nous dirons un mot plus loin. Don Celestino
ne quittait presque jamais les lignes de cette étoile: un homme
de pensée - vrai ou faux - est un homme d’habitudes, parce qu’un
automatisme ne le distrait pas de sa pensée. D’ailleurs, chez celui-ci,
une curiosité monstrueuse pour les faits sociaux, économiques,
politiques, s’accompagnait d’une incuriosité monstrueuse pour tout
ce qui était art, pittoresque, et vie. Et son universalisme socialiste
faisait bon ménage avec quelque chose en lui d’étriqué
et de local: les populations du Faubourg du Temple aussi bien que celles
de la rue Turbigo, s’il s’était égaré chez elles,
pourtant si voisines, il les eût regardées avec hargne.
Les Grands Boulevards sont
commerce cossu de la Madeleine au carrefour de l’Opéra, commerce
moins cossu de l’Opéra au cinéma Rex, petit-bourgeois tournant
au populaire du Rex jusqu’à « Strasbourg-Saint-Denis »,
populaires au carrefour Strasbourg-Saint-Denis et jusqu’à la Porte
Saint-Martin, pour mystérieusement redevenir petit-bourgeois presque
non populaire depuis la Porte Saint-Martin jusqu’à la place de la
République, qui, elle, est populaire quatre-vingts pour cent.
Ce dernier secteur est le
boulevard Saint-Martin, dont le caractère, comparé à
celui des autres secteurs des boulevards, est le vide. Moins de passants,
moins de cinémas, des boutiques moins achalandées, très
peu de cafés. Et - sur cinq cents mètres exactement - pas
un sergent de ville, pas une station de taxis, pas une vespasienne, pas
une de ces boîtes établies sous prétextr qu’on y jette
des détritus, en réalité pour que des messieurs très
corrects puissent fouiller dans les détritus, et en rapporter avec
extase des merveilles. Enfin, la seule station de métro du boulevard
Saint-Martin est fermée depuis des années, comme pour bien
mettre en relief le côté désaffecté, abandonné,
et comme pestiféré du boulevard, sorte de no man’s land avant
les quartiers populaires qui commencent avec la République. On ajoutera
que, pour augmenter sa singularité, sur ces cinq cents mètres,
pas une rue n’y aboutit venant du sud; seuls deux étroits passages
privés forés dans les maisons, guère plus larges qu’une
porte cochère, désespoir des assassinés des rues du
Vertbois et Notre-Dame-de-Nazareth qui, lorsque, poursuivis (avant d’être
des assassinés), venant de grimper quatre à quatre l’escalier
Pont-aux-Biches, ils veulent s’engouffrer dans ces passages, butent contre
leurs grilles fermées le soir, au pied desquelles enfin ils deviennent
des assassinés.
Si on vous voit arrêté
quelques instants entre l’Opéra et « Richelieu-Drouot »,
on vous demande où est l’Opéra. Si entre « Richelieu-Drouot
» et la rue Montmartre, on vous demande où est le Musée
Grévin (cela est tellement classique que si on vous demande, par
exemple, où est la rue de l’Échiquier, vous criez au fou
et vous vous enfuyez à toutes jambes). Si entre la rue Montmartre
et la Porte Saint-Denis, on vous demande où est la basilique de
Montmartre (nombre d’étrangers et de provinciaux croient que la
basilique de Montmartre se trouve proche du boulevard Montmartre, ce qui
après tout n’est pas si sot). Si on vous voit arrêté
boulevard Saint-Martin on ne vous demande rien. Parce que le boulevard
Saint-Martin représente le Rien. Et c’est peut-être pourquoi
don Celestino en avait fait le lieu privilégié ou plutôt
quasiment unique de ses pérégrinations, à en croire
les littérateurs français qui professent que les Espagnols
adorent le Rien.
Impressions à propos d’autres
choses
Depuis, ma foi, que
les techniciens et autres petits potentats de la SRC sont en grève,
il faut bien avouer que la qualité de la programmation a remarquablement
augmenté sur cette chaîne (c’est Steinbeck, si je ne m’abuse,
qui a déjà dit qu’on ne peut pas écrire adéquatement
si l’on n’est pas en état de crise; or, si c’est vrai pour l’écriture,
ça tient aussi pour la diffusion). Voyez ce qui se passe en ce moment
chez « Radio-Can », comme disent les souverainistes qui y travaillent
(pour essayer d’occulter, par l’ablation de deux syllabes, le fait qu’ils
bossent pour l’ennemi). Les émissions ont changé. Le téléjournal
est plus léger. Plus frais. Simplifié. Un mélange
délicat et parfaitement dosé d’Euro News et de reportages
maison pas trop tape-à-l’oeil, ce qui n’était pas le cas
auparavant. Et que dire des matches de hockey! Un hockey silencieux, et
avec micros sur le pourtour de la patinoire afin que l’on puisse ouïr
ce que se disent nos joueurs, entre eux, durant le jeu, c’est-à-dire:
« Hwwwwen! », « Bhuhuuhhuuhh! », ou: « Meeuh!
», ce qui prouve qu’il s’agit d’un sport d’une grande subtilité,
car les choses énormément terre-à-terre n’ont pas
un pareil langage codé à leur disposition. Un hockey élémentaire,
donc, et surtout sans un seul commentaire pâteux de Michel Bergeron
en argot ouralo-altaïque... Les images nous suffisent, autrement dit.
Séries éliminatoires taoïstes. Épurées.
Objectives. Bravo! Il faut que ça continue... Je sais que les patrons,
bref, l’État, n’avait point envisagé une pareille solution
à ce conflit de travail, mais: renvoyez-les, tous, mettez-les tous
à pied. Mais qui a vraiment besoin de Stéphan Bureau, au
fond, un individu dont l’élégance plastique est plus qu’équivoque?
*
Jean-Marie Le Pen arrivé
second, à cause de l’absentéisme des électeurs. Mais,
ensuite, ils sont des milliers à hurler, dans les rues. Alors décidément,
ils n’ont rien compris à ce que Périclès (et tant
d’autres) ont patiemment développé, à leur intention,
depuis deux mille quatre cents ans. Le vote a été inventé
pour avoir son mot à dire avant et ne pas être impuissant
après. Non l’inverse... Ça alors! Il faut le faire! Ils ne
vont pas aux urnes, et, par la suite, ils beuglent. C’est idiot. Allez
voter, tout simplement. Puis ensuite taisez-vous. C’est si facile, la démocratie,
lorsqu’on y pense. C’est un système qui est fait pour vous, sur
mesure, exprès pour escamoter les beuglements de tout acabit.
Henry
de Montherlant
montherl@cademie.fr
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