IMPRESSIONS À PROPOS DE PARIS
par Henry de Montherlant
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  Puisque plus personne ne collabore à ce site de merde, le Rastaquouère doit avoir recours à des collaborateurs décédés, ce qui est légèrement lugubre, mais que voulez-vous qu'on fasse? Et puis, les morts, il y en a tant, quand on y pense, que nous ne serons jamais à court. C'est notre dilemme sinistre: vider les cimetières, ou fermer ce site que vous adorez, ce qui provoquerait moult crises de larmes... Alors, que vous soyez des Goths ou non, n'ayez pas peur; mine de rien, nous sommes sûrs que vous aimerez ça à mort. 

   Celestino, l’anarchiste, est un vieil expatrié espagnol. Les réflexions qu’il se fait à lui-même dans le livre Le chaos et la nuit sont l’une des plus hilarantes choses qui n’ont jamais été couchées sur le papier depuis que l’on a commencé à coucher sur le papier.

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   Les pigeons avaient un point au moins de commun avec Celestino: une idée fixe, qui chez eux était de manger, comme chez Celestino elle était de penser social et politique. Malgré ce point de commun, ils exaspéraient le vieux monsieur. À terre, ils étaient si gros et poussifs, qu’on aurait pu leur donner des coups de pied comme à un ballon. Dans leur vol, alourdis par leur bedaines, ils se jetaient presque sur votre visage (un d’eux s’était jeté sur la vitre de devant d’une auto, causant un accident), ils remplissaient le trottoir et les bancs d’immondices dont une seule, brûlant l’étoffe sur laquelle elle tombait, ruinait sans remède un complet de cent mille francs, immondices saintes jamais nettoyées, et qui avaient fini par former une croûte blanchâtre sur le trottoir. Et Celestino, si peu qu’il aimât, et pour cause, les maréchaux français de l’Empire, se demandait ce que c’est qu’un peuple qui laisse recouvrir entièrement (sur une façade du Louvre, rue de Rivoli) les statues de ses maréchaux victorieux, jusqu’à ce que leurs noms en soient effacés des socles, par des crottes de pigeons. - Et ce n’était pas assez des pigeons, il y avait encore leurs ombres.

   Mais ce qui l’exaspérait par-dessus tout, c’était la sensibilité dévoyée que les pigeons alimentaient. Les pigeons étaient sacrés comme les singes de Bénarès. C’était leur mocheté qui les faisait adorer; eussent-ils été des oiseaux beaux ou nobles, personne ne leur eût donné du pain. Contre n’importe quelle infamie, pas une protestation. Mais qu’on parlât de toucher aux pigeons parisiens, il y avait une nuée de lettres aux journaux, une indignation et un gémissement universels. Le peuple le plus inhumain d’Europe (« De tous les peuples, les Français sont les plus inhumains. » - Chateaubriand. Mémoires d’Outre-tombe, IVe partie, livre III.), sans coeur avec les vieillards, brutal avec les enfants, ingrat envers ses héros, tyrannique aussitôt qu’il en a le pouvoir, sensible seulement quand on le regarde, pour s’en pavaner, avait la larme à l’oeil, et sincère, lorsqu’il s’agissait des pigeons. Et penser qu’il eût suffi d’une nuit pour débarrasser Paris entier de ces bouffis dégoûtants et idiots!

   Au bord du parterre de pigeons se tenaient un petit garçon semi-bourgeois semi-populaire, une jeune femme populaire, un vieux monsieur bourgeois, qui donnaient à manger aux pigeons. Toute la nation, dans toutes ses classes et tous ses âges, était représentée, et communiait en le culte des pigeons.

    Le square était très garni, malgré la saison. Tout en hauteur, puisqu’il suit la pente de la Butte, avec des ruisseaux qui ne coulent que les dimanches et jours fériés, le bas des pelouses grimpantes avait une bordure d’êtres humains, comme ces baves que laisse la vague sur la grève. petit peuple placide et propret, un peu accablé par la chaleur, mais requinqué par la promotion sociale. Passaient un Chinois, rêvant d’acupuncture; des Mongoliennes attendant l’âge où elles meurent, qui est quatorze ans; d’augustes vieillards en train de lécher avidement, en tirant de longues langues, et avec l’expression ad hoc, des cornets de glace; des jolies filles dont il arrivait quelquefois que leur compagnon fût un Français (un technicien). Des papillons épuisés voletaient bas sur les pelouses, où des chats étaient prosternés de place en place comme des vaches. Les enfants s’interpellaient; chacun d’eux s’appelait Jean-Claude. Ils s’apprenaient à pouvoir bientôt se mettre les doigts dans le nez tout en conduisant la voiture, et se ronger les ongles tout en conduisant le scooter. L’apprentissage était en bonne voie.

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   Le boulevard Magenta était toujours égal à lui-même: avec ses femmes à barbe, ses habitants d’Aulnay-sous-Bois, ses techniciens, ses feux rouges pareils à des derrières de singes, ses halles dégueulasses et puantes, son église tellement imprévue, tellement incongrue, plantée pile au milieu d’un monde tellement différent d’elle, qu’on ne l’imagine que désaffectée. Le plus grand génie du monde serait impuissant à tirer une goutte de littérature du boulevard Magenta.

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   On apporta deux de ces machins que les Français appellent des filtres. Ils tiennent de la grenade, de la locomotive et du missile. Il est impossible de s’en servir soi-même, il faut appeler le garçon pour qu’il les manipule, tant le mécanisme en est dur, et le métal brûlant: on risque à la fois de se brûler et de se blesser. La mise en marche ne peut s’effectuer sans que la table soit inondée de café jaillissant. L’écoulement du café est interminable, et, lorsque la tasse est enfin pleine, c’est-à-dire à demi pleine, car une tasse de café, dans un café français, est une demi-tasse, le café n’est plus chaud et est insipide; comme il n’y a rien à boire dans la tasse - deux gorgées, - cela est sans importance. Cette vision du « filtre » est strictement celle de Celestino, qui l’appelait « une des monstruosités françaises », L’auteur, lui, pourrait faire remarquer que les Espagnols eux aussi ont leurs monstruosités en ce genre; mais nous n’écrivons pas ici un traité de monstruosité comparée.

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    Ce café était la pointe extrême, à l’est, d’une étoile que traçait la promenade quotidienne de Celestino, et dont l’épine transversale était le boulevard Saint-Martin. Au nord, la pointe extrême en était sa maison, pointe quelquefois dépassée pour se rendre chez Orselito. La pointe ouest en était la Porte Saint-Martin, pointe souvent dépassée pour aller acheter des journaux espagnols sur les boulevards. La pointe sud en était la rue Vaucanson, dans un quartier assez particulier dont nous dirons un mot plus loin. Don Celestino ne quittait presque jamais les lignes de cette étoile: un homme de pensée - vrai ou faux - est un homme d’habitudes, parce qu’un automatisme ne le distrait pas de sa pensée. D’ailleurs, chez celui-ci, une curiosité monstrueuse pour les faits sociaux, économiques, politiques, s’accompagnait d’une incuriosité monstrueuse pour tout ce qui était art, pittoresque, et vie. Et son universalisme socialiste faisait bon ménage avec quelque chose en lui d’étriqué et de local: les populations du Faubourg du Temple aussi bien que celles de la rue Turbigo, s’il s’était égaré chez elles, pourtant si voisines, il les eût regardées avec hargne.

   Les Grands Boulevards sont commerce cossu de la Madeleine au carrefour de l’Opéra, commerce moins cossu de l’Opéra au cinéma Rex, petit-bourgeois tournant au populaire du Rex jusqu’à « Strasbourg-Saint-Denis », populaires au carrefour Strasbourg-Saint-Denis et jusqu’à la Porte Saint-Martin, pour mystérieusement redevenir petit-bourgeois presque non populaire depuis la Porte Saint-Martin jusqu’à la place de la République, qui, elle, est populaire quatre-vingts pour cent.

   Ce dernier secteur est le boulevard Saint-Martin, dont le caractère, comparé à celui des autres secteurs des boulevards, est le vide. Moins de passants, moins de cinémas, des boutiques moins achalandées, très peu de cafés. Et - sur cinq cents mètres exactement - pas un sergent de ville, pas une station de taxis, pas une vespasienne, pas une de ces boîtes établies sous prétextr qu’on y jette des détritus, en réalité pour que des messieurs très corrects puissent fouiller dans les détritus, et en rapporter avec extase des merveilles. Enfin, la seule station de métro du boulevard Saint-Martin est fermée depuis des années, comme pour bien mettre en relief le côté désaffecté, abandonné, et comme pestiféré du boulevard, sorte de no man’s land avant les quartiers populaires qui commencent avec la République. On ajoutera que, pour augmenter sa singularité,  sur ces cinq cents mètres, pas une rue n’y aboutit venant du sud; seuls deux étroits passages privés forés dans les maisons, guère plus larges qu’une porte cochère, désespoir des assassinés des rues du Vertbois et Notre-Dame-de-Nazareth qui, lorsque, poursuivis (avant d’être des assassinés), venant de grimper quatre à quatre l’escalier Pont-aux-Biches, ils veulent s’engouffrer dans ces passages, butent contre leurs grilles fermées le soir, au pied desquelles enfin ils deviennent des assassinés.

   Si on vous voit arrêté quelques instants entre l’Opéra et « Richelieu-Drouot », on vous demande où est l’Opéra. Si entre « Richelieu-Drouot » et la rue Montmartre, on vous demande où est le Musée Grévin (cela est tellement classique que si on vous demande, par exemple, où est la rue de l’Échiquier, vous criez au fou et vous vous enfuyez à toutes jambes). Si entre la rue Montmartre et la Porte Saint-Denis, on vous demande où est la basilique de Montmartre (nombre d’étrangers et de provinciaux croient que la basilique de Montmartre se trouve proche du boulevard Montmartre, ce qui après tout n’est pas si sot). Si on vous voit arrêté boulevard Saint-Martin on ne vous demande rien. Parce que le boulevard Saint-Martin représente le Rien. Et c’est peut-être pourquoi don Celestino en avait fait le lieu privilégié ou plutôt quasiment unique de ses pérégrinations, à en croire les littérateurs français qui professent que les Espagnols adorent le Rien.
 


Impressions à propos d’autres choses

    Depuis, ma foi, que les techniciens et autres petits potentats de la SRC sont en grève, il faut bien avouer que la qualité de la programmation a remarquablement augmenté sur cette chaîne (c’est Steinbeck, si je ne m’abuse, qui a déjà dit qu’on ne peut pas écrire adéquatement si l’on n’est pas en état de crise; or, si c’est vrai pour l’écriture, ça tient aussi pour la diffusion). Voyez ce qui se passe en ce moment chez « Radio-Can », comme disent les souverainistes qui y travaillent (pour essayer d’occulter, par l’ablation de deux syllabes, le fait qu’ils bossent pour l’ennemi). Les émissions ont changé. Le téléjournal est plus léger. Plus frais. Simplifié. Un mélange délicat et parfaitement dosé d’Euro News et de reportages maison pas trop tape-à-l’oeil, ce qui n’était pas le cas auparavant. Et que dire des matches de hockey! Un hockey silencieux, et avec micros sur le pourtour de la patinoire afin que l’on puisse ouïr ce que se disent nos joueurs, entre eux, durant le jeu, c’est-à-dire: « Hwwwwen! », « Bhuhuuhhuuhh! », ou: « Meeuh! », ce qui prouve qu’il s’agit d’un sport d’une grande subtilité, car les choses énormément terre-à-terre n’ont pas un pareil langage codé à leur disposition. Un hockey élémentaire, donc, et surtout sans un seul commentaire pâteux de Michel Bergeron en argot ouralo-altaïque... Les images nous suffisent, autrement dit. Séries éliminatoires taoïstes. Épurées. Objectives. Bravo! Il faut que ça continue... Je sais que les patrons, bref, l’État, n’avait point envisagé une pareille solution à ce conflit de travail, mais: renvoyez-les, tous, mettez-les tous à pied. Mais qui a vraiment besoin de Stéphan Bureau, au fond, un individu dont l’élégance plastique est plus qu’équivoque?

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   Jean-Marie Le Pen arrivé second, à cause de l’absentéisme des électeurs. Mais, ensuite, ils sont des milliers à hurler, dans les rues. Alors décidément, ils n’ont rien compris à ce que Périclès (et tant d’autres) ont patiemment développé, à leur intention, depuis deux mille quatre cents ans. Le vote a été inventé pour avoir son mot à dire avant et ne pas être impuissant après. Non l’inverse... Ça alors! Il faut le faire! Ils ne vont pas aux urnes, et, par la suite, ils beuglent. C’est idiot. Allez voter, tout simplement. Puis ensuite taisez-vous. C’est si facile, la démocratie, lorsqu’on y pense. C’est un système qui est fait pour vous, sur mesure, exprès pour escamoter les beuglements de tout acabit.
 
 
 

Henry de Montherlant 
  montherl@cademie.fr
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