Vous vous souvenez de Pablo, notre Cizia Zykë national? Les filles
ne l’ont assurément pas oublié, ça, on s’en doute...
mais les gars? Pourtant, ils devraient s’en souvenir, eux aussi, puisqu’ils
sont constamment à la recherche d’un Role Model et que Pablo
en est un. Dans ses textes toujours ponctués de remarques cinglantes
et de boutades abrasives, l’on voit s’animer sous nos yeux ébahis
tout un petit monde vibrant d’Amérique latine, et ça fait
du bien, en plein hiver, surtout quand il fait moins vingt-cinq, puis que
Lori Graham nous explique que ça va durer... Ce mois-ci, Pablo nous
fait parvenir un charmant canvas d’anecdotes colligées, miam miam,
vous allez vous régaler, oui, et, en plus, nous n’avons même
pas encore songé à vous faire payer pour tout ça,
que demanderiez-vous de plus, même si vous saviez comment formuler
une demande, ce qui n’est très-certainement pas le cas? Rien! C’est
du gros luxe de pacha, tout ça: Ma Commune Légère,
les chroniques de Pablo, et le reste du bataclan; vraiment, n’y a pas à
dire... Nous sommes tellement bons avec nos lecteurs, que nous ne leur
rendons pas service, confiait justement à ce titre le Dr. Phil au
Rastaquouère, mardi soir dernier, en buvant un gin.
Dès son arrivée
dans la région du Lago, Pablo Escapar découvrit, en
marchant sur la rue principale de Panachel, le très populaire drapeau
rouge et blanc. Ati Diver est la seule et unique boutique de matériel
de plongée du Guatémala... Après un petit séjour
à San Antonió Palopó, brûlant d’impatience,
Pablo s’embarqua pour Santa Cruz de la Laguna: il allait enfin pouvoir
effectuer sa première plongée sous-marine en altitude: mille
cinq cent soixante mètres au-dessus du niveau moyen de la mer, quel
pied.
Une fois à bord
de l’Iguana Perdida, après un rapide briefing au sujet du
site de plongée et des spécificités d’altitude ou
d’immersion, Pablo fit la rencontre de Julian Garret, le Divemaster
britannique local. Le capitaine était un indigène Cakchikel,
un dénommé Ixbalambqué, ou, pour les intimes, Ix.
Ils s’embarquèrent tous pleins gaz pour le site de plongée
que l’on appelait Aguas Caliente. Au tout début de sa descente
sous l’eau, Pablo éprouva des problèmes; en effet, une trop
longue période sans pratiquer la plongée avait un peu congestionné
ses sinus de par toutes les substances toxiques qu’il affectionnait, dont
la nicotine, la coca, la poutine flambée, les détergents,
et j’en passe... Avec un peu de patience, il réussit à atteindre
le fond, à vingt mètres. L’eau était confortable.
Dix-sept degrés Celsius! Et même que, plus ils nageaient,
Garret et lui, plus ça se réchauffait. Pablo imita donc son
nouvel ami le Divemaster et plongea ses mains directement dans la
glaise du fond, pour constater, immédiatement, que c’était
presque bouillant, à certains endroits! Le phénomène
était fascinant, d’autant plus que notre héros ne connaissait
que la plongée dans son patelin, en Patagonie glaciale... Mais hormis
cette chaleur du fond, et, peut-être, quelques formations rocheuses
étranges, voire majestueuses, il n’y avait pas grand-chose d’intéressant.
Quelques rares poissons, de petits crabes, et une visibilité d’à
peine cinq mètres, exactement comme dans n’importe quel sushi bar
du boulevard Saint-Laurent, en un mot... Une seconde plongée donna
exactement le même résultat, et Pablo eut vraiment l’impression
qu’il avait tout vu de ce que cet environnement lacustre avait à
offrir à un petit curieux amphibie tel que lui-même.
Le lendemain au petit matin,
Pablo était attablé avec Vicente Lassombras, son acolyte.
Ils prenaient le café et dégustaient un copieux déjeuner
« Chapino » (fèves, oeufs, bananes flambées
bien sucrées), lorsque, tout à coup, une femme entra dans
le restaurant, en hurlant: « Un petit garçon se noie! »,
ce qui eut le propre de secouer à peu près tout le monde.
Aussitôt, le Divemaster Garret et Pablo se précipitèrent,
avec des morceaux de banane flambée encore sur la barbe, vers le
quai. Ils mirent prestement la main sur leur équipement, puis sur
des bombones supplémentaires d’air comprimé, afin de ranimer
le petit, le cas échéant. En trois minutes, Vicente Lassombras
avait déjà retenu un bateau, mais, lorsque le capitaine d’icelui
entendit la rumeur, il refusa de s’embarquer, pour du sauvetage, prétextant
que cela lui ferait perdre un temps précieux, puis des clients plus
fortunés, qui paient... Julian Garret les emmena donc sur l’Iguana
Perdida; l’on appareilla sans plus de cérémonie, ayant
déjà perdu assez de temps. Un petit essaim de pirogues les
guidait vers un endroit plutôt isolé, au pied d’une saillie.
Mais une fois sur place, ils aperçurent, par environ dix mètres
de fond, un corps... Garret et Pablo plongèrent, illico presto.
Arrivés au fond ils constatèrent que la réfraction
avait faussé l’image visible depuis la surface: ce n’était
pas un petit garçon, c’était un vieil homme. Le corps affichait
plusieurs grosses blessures. Et était visiblement décédé
depuis longtemps.
Remontés à bord
de l’Iguana, nos sauveteurs repartirent pour le quai, afin de quérir
la police. Ils embarquèrent pas moins de dix flics, puisqu’il y
en a toujours quelques-uns de trop, qui n’ont rien à faire. Ils
revinrent à l’endroit où était submergé le
corps, et là où vingt ou trente pirogues tournaient, remplies
de curieux (car, ça aussi, des curieux, il y en a toujours quelques-uns
de trop, qui n’ont rien à faire). Garret et Pablo replongèrent,
et, en quelques minutes, remontèrent le cadavre à la surface...
Une fois en eaux moins profondes, la dépouille lâcha du sang
en quantité quasi-industrielle, par plusieurs plaies ouvertes. Le
sang avait auparavant cessé de s’écouler, à cause
de la pression, mais là, plus de pression: c’était un véritable
jaillissement! L’eau ne tarda pas à devenir écarlate tout
alentour du bateau. Saisissant tableau. La flicaille se rendit utile, en
hissant le cadavre à bord, et en l’enveloppant dans une toile imperméable.
Retour à quai: l’Iguana Perdida avec sa coque maculée
de sang partout autour de la ligne de flottaison, puis son escorte de pirogues,
mouchetées de sang, elles aussi. Pas trop appétissant. Comble
de malchance, justement, c’était à présent l’heure
de la récréation: toute une tripotée d’enfants jouait
sur le quai à l’arrivée du bateau. Ils assistèrent
au déchargement du cadavre enroulé dans sa toile. Du sang.
Dix flics. Deux plongeurs. Édifiant, pour de jeunes yeux!
Il s’agissait d’un meurtre,
à ce qu’il paraît. Pas encore résolu... Le vieux avait
été porté disparu, depuis plus d’une semaine. Poussé
sans doute directement du haut de la saillie, après avoir (vraisemblablement)
été délesté de son maigre avoir... Son cadavre
est resté étendu là, sur le quai, en plein soleil,
tout l’après-midi, recouvert seulement d’une toile. La récré
est terminée, les aminches.
UNE AUTRE TRAGÉDIE MARITIME
La semaine avait pourtant
bien commencé avec le premier périple du Sirocco et
une manoeuvre quasi-parfaite lors de l’amarrage du voilier aux vieux quais
chambranlants de Fronteras. Fronteras, la Frontière, village
poussiéreux et bruyant; Fronteras le Far-West guatémaltèque
là où il y a une dizaine d’années à peine,
n’existaient ni eau courante, ni électricité! Par contre,
il y a quinze ans, les autorités locales, avec le support de firmes
étrangères, firent bâtir un pont sur le fleuve, afin
d’assurer la liaison routière entre la capitale et Flores. Ce pont
est, encore aujourd’hui, le seul à franchir le Rio Dulce.
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Lorsque le pont fut complété
en 1987, les autocars commencèrent à faire de plus en plus
fréquemment escale à Fronteras. Des restaurants commencèrent
même à ouvrir leurs portes çà et là.
Hôtels et boîtes de nuit suivirent. Mais la véritable
prospérité de l’endroit vint avec la flotte de voiliers de
plaisance... En effet, le Rio Dulce est le seul et l’unique refuge où
les embarcations puissent demeurer couvertes par les compagnies d’assurances
durant la saison des ouragans, détail juridique fondamental s’il
en est. Le fleuve est bien assez profond pour que les navires pénètrent
à plus de cent cinquante kilomètres à l’intérieur
des terres. En dernier lieu, enfin, on vit à Fronteras pousser des
écoles, et une station de police. Aujourd’hui, lorsque Pablo se
promène sur la seule rue digne de ce nom de tout Fronteras, il peut
à loisir observer tous ces hommes en grands chapeaux de cow-boys
blancs, chaussés de vieilles bottes sales pleines de boue séchée,
témoignant de leur travail de «vaqueros».
Le soir, les bordels et les
discos se remplissent de ces mêmes gens maintenant ivres, et qui
portent toujours aussi fièrement leurs gros « pistolas
» à la ceinture. Quand la bagarre éclate quelque part,
ce sont en général les doormen qui l’emportent: ils
sont beaucoup plus convainquants avec leurs shotguns, et, pour tuer, ils
n’ont pas besoin de savoir tirer (ou presque).
Notre cher petit magouilleur
de Pablo s’était rendu à la banque, afin de vérifier
si tous les virements qu’il attendait dans son nouveau compte guatémaltèque,
étaient bel et bien arrivés à destination. Aucun des
virements n’était passé. Pire encore, ils avaient rebondi!
Pablo devait tout réorganiser à partir de zéro, et
par surcroît, depuis cette « République de Bananes »;
un défi de taille pour notre as de l’intrigue. Par une chance inouïe,
il avait son « téléphone magique », un cellulaire
sur lequel il pouvait effectuer des appels longue distance à prix
si modique, que ç’en était désopilant! Pablo attribuait
même à ce superbe appareil des vertus surnaturelles, l’ayant
d’ailleurs baptisé « Magical Bell South ».
Avec l’aide inestimable de
cet outil magique le grand Escapar entreprit de résoudre ses problèmes
bancaires. Des jours et des dizaines d’heures de démarches fastidieuses
plus tard, il était pratiquement sur le point de conclure une première
magouille financière sans faute, lorsque, tout à coup, le
« Magical Bell South » lui glissa des mains, et tomba dans
le bleu lustral du Rio Dulce... Agile plongeur, Pablo sauta immédiatement
à l’eau, mais s’emmêla dans un cordage on ne peut plus importun,
et glissa le long d’un filin, en se râpant vigoureusement le bras
(sous l’aisselle, juste là où c’est sensible et où
ça fait le plus foutrement mal). Bref, en remontant à bord
du dingy, Pablo avait une estafilade de plus de trente centimètres
de longueur sur cinq de largeur (oui, il l’a mesurée lui-même,
comme façon flegmatique d’exorciser sa douleur)... Et, avec ça,
plus de téléphone, sacré putain de bordel de nom de
Dieu de la merdasse.
En conclusion, voici le lourd
bilan de ce spectaculaire accident nautique: plus de fric, aucun moyen
abordable de communiquer avec le Nord, une vilaine cicatrice qui prendra
certainement des mois à guérir, puis beaucoup de soins en
perspective (afin d’éviter les infections si courantes sous ces
latitudes tropicales, éruptions maculopapuleuses et autres Trichura
trichura anaérobies que l’on ne souhaiterait pas à son
pire ennemi). Et monsieur Escapar passa donc son premier Noël à
Fronteras, dans la pauvreté et la douleur, tâchant de tirer
de tout cela une bonne leçon. (Il n’y en a pas, cherchez pas inutilement.)
À dans un mois ou deux
tout le monde!
Pablo Escapar
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