Le
réveil fut difficile. Il y avait cette odeur insupportable. Et puis
ce bruit. Le bruit des voisins. Vacarme continu et aliénant. Pierre
se frotta les yeux, passant des ténèbres au rouge. Ce rouge,
cette maudite lumière rouge qui ne cessait de briller, encore et
toujours. Au bout de quelques minutes, il décida enfin de se lever
et d’aller boire un peu d’eau. Combien de temps avait-il dormi ? Il n’en
savait rien.
"C’est la première
pensée stupide de la journée! "Conclut-il tout en se passant
un peu d’eau fraîche sur la nuque. Journée ou nuit? Avec cette
lumière perpétuellement écarlate, qu’en était-il?
A demi-résigné, il passa la tête par l’unique fenêtre
de sa petite chambre.
La voix, provenant
de la chambre voisine, l’interpella joyeusement:
"Heille! Salut Pierre!
- Bonjour Thomas,
fit-il en clignant des yeux.
- Bien dormi?
- Mmmmmh… Non. Je
pense que c’était le dernier repas d’hier.
- T’as aussi été
malade toi?
- Moui… Mon Dieu!
Qu’est-ce qu’ils ont mis?
- Je n’en sais rien.
Tout l’immeuble avait des coliques, moi y compris. Mais aujourd’hui, ils
se sont améliorés. Goûte. Cette fois-ci c’est vraiment
bon."
Devant les fenêtres
de l’étage, passait dans une gouttière de la nourriture,
une sorte de pâtée. Il n’y avait qu’à se servir. Question
alimentation, on pouvait dire que ça leur tombait tout cuit dans
le bec.
"Il n’y avait pas
que la bouffe, Thomas.
- Ah oui? fit ce
dernier la bouche pleine. Qu’est-che qu’il y a encore? Cha va pas?
- J’ai encore rêvé.
- Pfff! Toi et tes
maudis rêves. Ça nourrit pas!"
Sur ce, Thomas enfonça
sa tête dans la gouttière, ingurgitant une grosse bouchée
de pâtée.
"Tu ne comprends
pas, Thomas. C’est pas une vie que la nôtre. On bouffe, on dort,
on discute…mais on fait rien d’autre!
- Ben oui! C’est
le paradis ici. On fait rien et on s’occupe bien de nous.
- On s’occupe bien
de nous? Tu as vu la taille de nos chambres? La bouffe qu’on nous sert?
Tu appelles ça bien s’occuper de nous? Et tu as vu le nombre qu’on
est?
- Bon. Bien sur,
on est beaucoup. Et on est un peu serré. D’accord. Mais on ne nous
demande rien!
- Et c’est ça
qui m’inquiète le plus! Tout est gratuit. Tout est trop facile.
Et puis… Pierre baissa les yeux…et puis on est tout seul dans nos chambres.
- Ah ha! Je vois
que Monsieur a encore rêver de sa douce Emmanuelle!!
- Bon ça va…
- Mais tu ne la verras
plus, mon pauvre ami. Vous vous êtes séparés, tu comprends?
Sé-pa-rés! Fini! Y a plus! Adios! Au lieu de déprimer,
tu n’as qu’à regarder dans l’immeuble d’en face!"
A quelques mètres
de leur bâtiment, juste en face de la chambre de Pierre, une délicate
créature était justement en train de se sustenter, ignorant
leur présence.
"Hey! Julie, vociféra
Thomas! Ça te tente de faire un p’tit tour chez moi, histoire qu’on
se mélange un peu?"
Elle les toisa d’un
regard dédaigneux, avant de disparaître dans la pénombre
de son appartement.
"Elle t’ignore complètement,
ta Julie.
- Voui! C’est son
indifférence qui m’excite le plus, la salope! Comme je voudrais
la prendre dans un coin! Ah la salope, elle m’excite, elle m’excite, elle
m’excite! T’entends ça, Julie, récria-t-il! Tu m’excites!!
- Ta gueule connard!!
fit un voisin en face. J’essaye de dormir, moi!
- Ah ouais, ah ouais?
Viens te battre! Lopette! reprit Thomas.
- Fermez-la! fit
une troisième voix."
Et le vacarme reprit
derechef.
Pierre en eu assez.
Il retourna se coucher et regarda son plafond. Emmanuelle. Sa tendre Emmanuelle.
Où était-elle depuis tout ce temps? C’était là
sa deuxième pensée stupide de la journée. Il se souvenait.
Ils avaient grandi ensemble. Ils s’étaient aimés depuis le
début. Oh bien sûr, d’un amour d’enfant d’abord. Mais cette
tendresse enfantine
se complexifia au fur et à mesure que leurs corps grandissaient.
Et sous la maturité de l’adolescence, ils furent envahis par une
ardente passion. Ils ne pouvaient, hélas, pas en jouir très
longtemps et furent obligés de se séparer. Pierre se retrouva
alors tout seul, dans sa chambre devenue trop familière. Il se levait
et rejoignait sa fenêtre.
" Thomas?
- Ouaip?
- Tu y crois, toi,
au karma?
- C’est quoi ça?
- Ben, tu sais. Lorsque
tu fais des choses bonnes, tu as un bon karma et tu es récompensé
dans ta prochaine vie.
- …?
- De même.
Si tu fais le mal, alors ton karma est mauvais et tu es puni par la suite.
- C’est quoi ces
conneries? Où est-ce que tu es encore allé chercher ça?
- Ben. C’est assez
connu.
- Jamais entendu
parler."
Soudain, l’immeuble
s’ébranla.
"Merde! Qu’est-ce
qui se passe! cria Thomas."
Leurs chambres s’ouvrirent
et s’inclinaient, les forçant à sortir.
"Pierre!!
- Thomas!! "
Ils tombèrent,
ainsi que tous ceux de leur immeuble, sur une sorte de tapis roulant. Des
bras mécaniques et froids les saisirent et les accrochèrent
solidement par les pieds à de petites pinces. Pierre découvrait
avec horreur le sort de ses semblables et ne put s’empêcher de crier
lorsque Thomas, bien en avant de lui, fut écorché vivant.
Au moment où vint son tour, il eut une ultime pensée pour
Emmanuelle. La dernière de la journée.
C’est vraiment stupide
la vie d’un poulet de batterie.
Le
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