1
- L a G e n è s e
Pouembout est le Graceland de Ma Commune, là où tout a commencé,
et là où, un jour, sans doute, nous irons nous établir
à nouveau si Dieu le veut, et si les distributeurs de Guru
se rendent jusque là-bas avec leur produit. Pouembout, c'est ma
ville natale, chérie, et idéalisée. C'est notre Tatooine
personnelle, et nous sommes un peu, comment dirais-je, une petite famille
Skywalker du Pacifique, parce que je suis une sorte de Luke Skywalker en
moins pédé mais qui sans le vouloir a été obligé
de quitter la ville de sa naissance, et mon père est une espèce
de proto-Anakin, qui, en 1995, a sombré dans le côté
obscur, et ma mère est une reine Amidala qui a succombé hélas!
aux forces du mal, et Pêle-Mêle est un peu comme le vieux Ben,
dans sa tanière, comme vous le verrez. Et Mon Marco est Chewbacca,
parce qu'il n'est tout de même pas un simple R2, franchement.
De
gauche à droite: David Pêle-Mêle, Mon Marco, ma Mère
et mon père et
moi
devant qui ne tient pas en place au grand dam du photographe.
Excepté
David Pêle-Mêle (qui est à moitié Kanak par sa
maman) et Mon Marco (qui est pour un quart Wallisien et un quart Maori),
nous sommes tous des « Caldoches », c'est-à-dire, pour
ceux d'entre vous qui ne connaissent pas la Nouvelle-Calédonie,
descendants des vieux pionniers blancs, qui sont allés là-bas
il y a belle lurette et qui n'en sont pas revenus, parce que c'est un putain
de beau pays.
Mon
père (le Rastaquouère), ma mère, Mon Marco et moi
vivions en communauté à quelques minutes de marche du centre
de Pouembout, sur les berges de la rivière. Seul David Pêle-Mêle
n'était pas du coin: depuis que j'avais l'âge de raison, il
habitait sur la côte est, au nord de Poindimié, donc complètement
de l'autre côté l'île... parce qu'il était un
rejet. Seul mon père le Rastaquouère conversait avec cet
homme. Personne d'autre dans l'île ne s'approchait de sa hutte, et
Pêle-Mêle ne quittait d'ailleurs pratiquement jamais ses abords,
se nourrissant exclusivement de poulpes (ces bêtes frayaient dedans
la lagune à-côté de chez lui). « C'est un bizarroïde,
me disait mon père, quand j'avais six ans, mais il est intelligent.
Tu verras ça! quand ce sera nécessaire, quand tu auras l'âge
requis plutôt que de perdre ton temps à l'école, je
le forcerai à t'apprendre toutes les conneries culturelles qu'il
sait, et que moi je ne comprends guère: lire, écrire, compter,
ces cochonneries-là, quoi! »
Mon
père avait été baroudeur, pilote de jungle, patron
de tripot et bien d'autres choses encore. Lui et maman se sont rencontrés
sur un baleinier qui chassait au large des côtes des Philippines.
Quand maman (qui était harponneur) venait de tirer un de ses cachalots
et que le câble ciré manaçait de se rompre, elle criait
toujours après quelque mousse pour que quelqu'un l'aidât à
soulever le câble, pour ne pas qu'il ne se sectionne sur le plat-bord
du navire. Ce jour-là elle appela et ce fut mon père, passager
clandestin, qui se rua sur la tourelle du pont pour secourir la mignonne.
Mais, comme il avait dû sortir de sa cachette, le capitaine, un Japonais
cruel, sitôt le cachalot ramené et découpé,
jeta mon père par-dessus bord sans même lui fournir un radeau
ou une bouée de sauvetage. Ma mère remonta au lance-harpon,
fit pivoter l'appareil vers la passerelle, et fit feu sur le capitaine
qui riait parce qu'il avait pensé qu'elle essayait de tirer «
l'homme à la mer » pour lui épargner les souffrances
des requins. La cage thoracique du Japonais pulvérisée en
morceaux (les harpons de baleiniers, à l'époque, avaient
la tête explosive, chose qui a depuis lors été bannie
par Greenpeace) éclaboussa le pont, et la passerelle de commandement.
Une fois le capitaine mort, aussitôt éclata une mutinerie
monstre sur le tillac, dont ma mère profita en douce pour aller
en douce chercher un zodiac à la cale et des plats anglais surgelés
aux cuisines, après quoi elle prit un fusil sur le mur de la cabine
du second, et plongea par-dessus bord. Mon père en était
déjà à son cinqième requin: son couteau de
brousse long d'une trentaine de pouces ne le trahissait jamais, et le vieux
Bómouë, un pêcheur de perles mélanésien,
jadis peu après le Vietnam, lui avait enseigné comment occire
un squale avec un seul coup de couteau dans la gorge, sous les branchies.
Quand il entendit le zodiac, il pensa aux gars de Greenpeace et il se dit:
« sauvé! » Mais, tout de suite après, il se dit:
« Non, pas sauvé. Je zigouille des requins depuis dix minutes:
ils vont me noyer! » Heureusement, c'était ma mère
qui venait le repêcher. Elle employa le fusil du second pour tirer
deux requins qui refusaient encore obstinément de lâcher prise
(tous les autres avaient opté pour le repas gratis que constituaient
les cinq carcasses de leurs frères tués par papa). Quand
ce dernier fut sain et sauf dans le zodiac, il embrassa maman, pour la
première fois de leurs vies, et, ensuite, lui emprunta le fusil
du second. Il savait où étaient les réservoirs de
mazout de ce genre de baleinier, parce qu'il avait travaillé aux
chantiers navals, à Singapour, et 64. Une seule balle, miraculeusement
tirée avec précision, comme s'il avait disposé d'une
lunette avec oscillographe cathodique, et le derrière du navire
tout entier explosa comme une boule de feu. Ma mère alors mit en
marche le hors-bord, et ils s'éloignèrent en mer (ici mettre
le thème musical d'Indiana Jones).
Ils
s'établirent ensemble à Pouembout deux mois plus tard, et
je vins au monde sept mois après cet établissement. David
Pêle-Mêle me baptisa (il est prêtre Kanak, aussi), et
il paraît qu'il y eut fête durant trois nuits dans toute la
ville de Pouembout.
Quant
à Mon Marco, c'est un ami de la famille depuis toujours et bien
qu'il soit né en Nouvelle-Zélande, il habita à Pouembout,
avec nous, depuis le jour de ma naissance. Il est né dans une maison
pas du tout comme la nôtre, dans Hobson Street, à Auckland,
la cité des voiliers: une maison immense, cossue, magnifique et
distinguée. Ses grands-parents venaient de Waiuku et ils étaient
Maoris. Sa famille avait fait fortune en 1860 avec l'élevage massif
de moutons, et les choses avaient duré jusqu'à la Rébellion
des Moutons, menée par des moutons hardis et révolutionnaires
qui avaient suivi l'enseignement de Woody, en 1992. Mais à l'époque
de la Révolution des Moutons, le cher Marco avait déjà
quitté son pays natal pour venir rejoindre le Rastaquouère
à Pouembout. Un jour en escaladant nu le mont Eden, il avait eu
une révélation, comme cet autre gars, saint Paul. Il avait
vu ses amis Pêle-Mêle et le Rastaquouère, en danger,
dans une ville des nuages, et il avait abandonné son entraînement,
et couru à leur secours. (Effectivement, ce soir-là, en Nouvelle-Calédonie,
le fond de l'air était frais, et nous n'avions pas nos K-Way, mais
les deux centaines de moutons qui avaient suivi Marco dans son exil nous
ont fourni de quoi nous tricoter de jolis pulls, qu'on peut aujourd'hui
admirer au Musée d'Histoire Naturelle qui est à Nouméa.)
C'est
David Pêle-Mêle qui m'apprit la géographie de notre
Île et qui m'emmena contempler le Coeur de Voh pour la toute première
fois un jour avant mon septième anniversaire, et c'est là
une vision que je n'oublierai jamais. Il m'enseigna la grammaire, la déduction,
la sculpture sur bois, la lecture, le trictrac, et certaines sciences,
venues de la nuit des temps, dont on a oublié le nom. (Il préférait
vivement la magie shamanique aborigène à la théorie
quantique de la superunification.) Woody, notre mascotte, ou notre future
mascotte, car cette page Web n'était pas fondée encore, avait
quitté sa chère patrie, la Nouvelle-Zélande, et avait
rallié Nouméa. Des couturiers tentèrent de le tondre,
et il s'enfuit dans les montagnes; mais dès que David Pêle-Mêle
entendit cette rumeur il embaucha des Caldoches sans emploi, et les envoya
ratisser les montagnes, parce que Woody, le chef spirituel de la Révolution,
le Vladimir Ilitch des Moutons, en quelque sorte, était à
ses yeux un être exceptionnel, et donc il souhaitait l'adopter. Ainsi
effectivement, on retraça l'animal: les Caldoches le ramenèrent,
tout bêlant, jusqu'à la hutte de Pêle-Mêle qui
les dédommagea en poulpes frais du jour, et depuis ce temps, la
symbolique pelote de laine vécut toujours avec David Pêle-Mêle,
qui l'associa avec joie à ses travaux complexes de magie shamanique.
Mon
Marco, lui, s'occupait de perpétuer le gène Caldoche (malgré
qu'il disséminait aussi en même temps, le gène Wallisien
et puis le gène Maori, mais cela ne le gênait pas). Ses méthodes
fort savantes avaient de quoi étonner. Il allait voir une jeune
fille et chantait devant elle une chanson grivoise (en se déshabillant).
Si la pauvre fille disait Oui, Marco pensait: « elle me veut »,
et le chromosome Caldoche et l'acide désoxyribonucléique
faisaient le reste. Si elle disait Non, Marco pensait: «elle me veut
encore plus». Si elle le giflait il pensait: « elle me veut
tellement, qu'elle est terrifiée et complètement désemparée
à la seule idée que je puisse ne pas lui accorder vraiment
d'importance ». Si la fille affichait une suprême indifférence,
il songeait: « elle me veut, mais socialement quelque chose, ou quelqu'un,
l'empêche de laisser libre cours à une superbe passion pour
moi ». Comme je l'ai déjà dit c'était une méthode
fort savante, et c'était sans issue, pour les demoiselles. Et même
je me souviendrai toujours de ce jour où une fille du village de
Poya lui a jeté une poignée de sable dans les yeux et l'a
frappé sur la tête avec une casserole bouillante et lui a
assené un coup de genou dans les gènes Caldoches et l'a piétiné
dedans une flaque de boue, puis, enfin, a déféqué
sur sa rose poitrine. Lorsqu'il a plus tard repris conscience chez nous,
où nous l'avions ramené (et lavé), il a crié:
« jamais je n'ai vu une fille me vouloir autant, ça frise
la folie, la démesure, la bestialité ». Toutes ces
mésaventures agaçaient mon père qui, parfois, nous
confiait: « Tout ça rien que pour mettre la viande dans l'torchon!
» (N.B. - Le Rastaquouère ne dit pas « faire l'amour
»; il dit: « mettre la viande dans l'torchon. »)
2
- L ' E x o d e
Un samedi,
mes parents sont partis en safari-photo sur la plaine des Gaïacs (région
où se situe notre ville de Pouembout), sans moi, parce que parfois
ils aimaient les excursions en amoureux, et je me retrouvai confié
aux soins de Mon Marco, qui jugea opportun d'aller atteler son traîneau
tiré par douze paires de moutons, pour prendre la route du mitan
jusqu'au village de Ponérihouen. Je fus étonné au
premier abord, mais ensuite, à bien y réfléchir, je
trouvai superbe l'idée de profiter de l'occasion pour aller rendre
visite à mon bon mentor Pêle-Mêle qui vivait là-bas.
Nous partîmes donc. Un traîneau à chiens sur de la neige
dure reste un moyen de transport fort lent en regard d'un traîneau
à moutons sur de l'herbe luxuriante, chaude et lisse sous le soleil.
Marco s'arrêtait, en chemin, pour adresser la parole à des
demoiselles qui le voulaient, et qui ne répondaient pas à
ses apostrophes joviales... Vers midi et demie nous arrivâmes en
vue de la lagune sordide qui jouxtait la hutte de Pêle-Mêle.
Une rapide reconnaissance des lieux nous apprit qu'il était absent.
Ses deux cafetières rouillées contenaient encore des résidus
tièdes, et son chapeau était sur la table, déposé
devant un portrait de Louise Michel, ancienne héroïne locale
dont le cher propriétaire des lieux était bêtement
épris. Mon Marco en déduisit que l'ermite ne pouvait être
bien loin, et, armés de bâtons de marche, nous prîmes
l'un des sentiers de la forêt, ce qui est épuisant au possible,
non pas tant à cause de la marche en tant que telle, mais parce
que Marco nomme, systématiquement, et par pur automatisme écologique,
chaque variété présente, d'hibiscus ou de bambous,
ou de bananiers. Un grand héron passe en silence devant le soleil,
ce qui est poétique, mais Marco, vif et alerte, remarque à
voix haute: « Héron! », ce qui n'est plus guère
poétique, mais bien scientifique. Après avoir eu l'impression
de visiter un labo de biologie d'un demi-mille de long, nous prîmes
à droite dans une clairière, et nous vîmes enfin Pêle-Mêle.
Nous
le trouvâmes affalé plutôt qu'assis au pied d'un énorme
pin colonnaire (une sorte d'arbre assez fuselé originaire de là-bas)
et en pleine conversation avec son poulpe favori, apprivoisé et
appelé Winnie the Poulpe. Car, avant de dévorer vigoureusement
ces pauvres polypes, en effet, Pêle-Mêle avait de temps en
temps de délicieuses conversations avec eux. Exemple:
PÊLE-MÊLE:
« Que pensez-vous du Concordat? »
LE
POULPE: « Une vraie honte! C'est Mussolini qui a dû être
mort de rire. »
PÊLE-MÊLE:
« Bon! allez! À la casserole! »
Mais
lorsqu'il avait découvert cet invertébré-là,
le futur petit Winnie the Poulpe, Pêle-Mêle avait été
ému, et touché, parce que la bête n'avait que sept
tentacules, alors que tous les autres poulpes en ont huit, c'est connu.
« Je suis né comme ça », lui aurait avoué
le mélancolique animal. « Ma maman fumait beaucoup d'encre,
pendant sa grossesse. C'est peut-être à cause le cela. Je
me suis fait dire des bêtises durant toute ma jeunesse, à
l'école primaire. » Or donc Pêle-Mêle décida
d'adopter le poulpe handicapé, et, depuis ce jour, à eux
deux ils consomment de douze à quinze poulpes en santé chaque
semaine, ce qui fait, si absolument vous tenez à avoir des chiffres
précis, de quatre-vingt-seize à cent vingt pseudopodes par
semaine, hé! hé! hé!
Pendant
que je passais une journée oiseuse et agréable avec deux
êtres un peu fous mais que j'aimais bien, sur la plaine des Gaïacs,
au sud, ma mère et mon père photographiaient des animaux
pour faire un album, lorsqu'ils furent pris en chasse pas de sombres individus
auxquels ils avaient souvent donné de bonnes leçons.
Depuis
un an rôdait dans l'île un braconnier ingoble et sans feu ni
lieu nommé Igor Blaszkewycz. Lui et son acolyte Vukanì (un
Papou originaire de la Nouvelle-Guinée) faisaient immodérément,
et devant tout le monde, de la contrebande de poulpes, ce qui avait fortement
irrité le Rastaquouère. En fait, Blaszkewycz faisait ouvertement
sa petite contrebande, précisément parce que, terrifiés,
les habitants ne réagissaient pas. Sauf deux habitants: maman et
papa. À bord des deux zodiacs, régulièrement, et nuitamment,
ils allaient briser les pièges à poulpes installés
au fond des lagunes par les affreux, qui ne l'avaient point digéré.
Un
jeep lugubre orné de crânes de lézards surgit des fourrés,
et Blaszkewycz se dressa avec sa carabine et commença à tirer
coup sur coup. Un pneu du véhicule de mes parents explosa tandis
que le jeep des braconniers, conduit maladroitement par Vukanì,
les emboutit au beau milieu de la plaine.
Le
Rastaquouère s'écria: « Skabbhe'uatnwanli! »,
ce qui je crois est pratiquement intraduisible, et qui signifie plus ou
moins « Mou d'putain », mais passons. Vukanì, le Papou
sadique, dégaina un gros revolver graisseux avec des encoches sculptées
sur la crosse, et il se rua sur mon père, en sautant d'un jeep à
l'autre. En lâchant son volant, mon père cria à ma
mère de sauter du véhicule: Blaszkewycz, toujours dans l'autre
jeep, maintenait son volant avec un genou, et la mettait en joue, elle.
Maman sauta tandis que Vukanì faisait feu sur le Rastaquouère.
Les deux jeeps roulaient à tombeau ouvert même si l'un des
pneus de la nôtre n'existait plus, et ma mère roula sur le
sol, et trébucha dans une ravine, et, sorti de nulle part, comme
un mauvais génie, un serpent qui était tapi par là
la mordit sur la cuisse (elle était tombée sur le dos) et
fila entre les ronces sans demander son reste, comme on dit dans les westerns.
Bien sûr, maman connaissait la technique du garrot, et de la succion
du venin qu'il faut ensuite recracher. Mais hélas, cette technique
doit absolument être utilisée immédiatement après
la morsure, et malheureusement le vil Blaszkewycz fondait droit sur elle
comme un enragé à ce moment-là, avec son couteau de
chasse entre les dents et une machette dans la main droite.
Elle
affronta Blaszkewycz qui essayait de la hacher menu avec sa machette, et
elle savait que le venin s'insinuait plus profondément dans ses
artères à chaque seconde qui s'écoulait mais elle
avait dû choisir entre s'interrompre, s'accroupir afin de sucer le
venin, et le recracher, puis être tranchée en rondelles par
le braconnier, ou alors ne pas sucer le venin, affronter l'ennemi, et espérer
qu'elle le vaincrait à temps pour ensuite s'occuper du venin...
Pendant
ce temps, mon père s'occupait du Papou Vukanì. Celui-ci,
après avoir tiré, et touché papa dans le bras gauche,
hurla son cri de guerre et engagea le corps-à-corps, mais ce fut
là son erreur et sa perte, parce qu'on peut triompher du Rastaquouère
si on lui tire dessus, ou si on l'affronte à la machette, à
l'épée, à la lance, au marteau, à la scie sauteuse,
au rabot, à l'égoïne, etc, mais quand, par étourderie,
on opte pour le combat à mains nues, alors là c'est perdu
d'avance, parce que le Rastaquouère a un Totem (c'est-à-dire,
un lien mystique sacré avec un animal comme par exemple pour le
roi Kull, le Tigre), et son Totem à lui c'est le Gorille... L'Esprit
du Grand Gorille lui transmet une fraction de sa force. Je n'ai jamais
vu mon père ne pas être capable de déboucher une bouteille
de Heinz ou un pot d'aspirine. Alors, si vous avez le malheur de tomber
dans les bras velus du Rastaquouère, et ne serait-ce qu'une seconde,
les gars, je vous conseille d'être un de ses amis, parce que sinon,
pas le choix: sproutch! écrasé, comme un crapeaud sur lequel
on frappe, avec une raquette de squash neuve. C'est ce qui advint du Papou.
Mais,
au fond du ravin, Blaszkewycz swingait sa machette avec un entrain sauvage
et déchaîné (il songeait à tous ses pièges
à poulpe détruits), et maman avait bien du mal à éviter
ces moulinets. Comme le braconnier s'apprêtait à lui assener
un coup énorme à deux mains elle le déborda sur la
droite, parce qu'elle savait que Blaszkewycz était gaucher, et en
passant lui décrocha un dur coup de coude dans les côtes,
sous l'omoplate. On entendit un craquement. En grognant, le hideux personnage
se retourna; il saignait abondamment, mais pas des côtes: de la lèvre
(en recevant le coup de coude il avait mordu son couteau qu'il tenait encore
entre ses dents comme un fou). Puis maman boxa contre lui, lui martela
le ventre, et finalement projeta verticalement un uppercut de tous les
diables qui vint cocner juste sous le menton du truand. La lame en acier
trempé suédois se brisa, sous le choc, entre les mâchoires
de Blaszkewycz, et s'ensuivit une véritable cataracte de sang qui
gicla des joues tranchées, puis des gencives déchiquetées,
puis de la langue sectionnée. Il titubait et maman lui fracassa
le crâne sur une grosse pierre plate... Mon père arrivait
à cet instant, mais beaucoup trop de temps s'était écoulé,
depuis la morsure, à son grand dam.
Ma
mère n'était pas folle: elle savait pertinemment que le venin
du serpent la tuerait, bien assez tôt, et que plus rien ne pourrait
à présent l'empêcher. Alors, elle fit la seule, et
unique chose qui restait à faire: elle arracha ses pantalons cargo
et elle dit à mon père: « Prends-moi! », phrase
magique à laquelle jamais dans sa vie le Rastaquouère n'a
su résister, (et surtout pas lorsqu'elle venait de maman). Il la
pénétra donc par derrière d'un seul coup, et selon
lui, il paraît que cela fit un bruit particulier, de succion, comme
quand on plante très vite une cuiller, à quarante-cinq degrés,
dans un plat de jello. Mes parents n'eurent que le temps de cette ultime
étreinte, puis maman rendit l'âme. Ce fut à ce moment
que mon petit papa perdit la raison: il sombra, instantanément,
du côté obscur de la Force. Et depuis, il est une sorte de
monstre sans scrupules qui nous tyrannise, et se fout du tiers comme du
quart. Que voulez-vous que je vous dise? Ça arrive dans les meilleures
familles. Nul parmi nous n'était là, cet après-midi
là, au creux de la ravine, au coeur de la plaine des Gaïacs,
quand maman est morte, et personne ne peut comprendre vraiment. Alors,
on ne lui reproche jamais d'être devenu un evil dude: ce serait comme
d'accuser un vétéran (du Débarquement de Normandie
par exemple) d'être un stressé compulsif. Y a de quoi!
3
- L a T e r r e P r o m i s e
Quinze
jours à peine après les funérailles de maman, les
papiers étaient signés, les valises faites, les parts dans
le terrain de la communauté revendues. Mon Marco décida de
venir avec nous, et Pêle-Mêle aussi (mais il insista pour emmener
Winnie the Poulpe et Woody qui étaient devenus un peu comme le chat
et la mouette rieuse, pour Gaston Lagaffe). Le Rastaquouère prit
une dernière brosse: il avala presque trois bouteilles de brandy,
et Marco presque une. Pêle-Mêle but un café au lait
avec du cognac dedans. Il roula le premier sous la table. Je crois qu'il
avait toujours été secrètement amoureux de ma mère.
Le lendemain, Mon Marco et moi le mirent dans une malle en cèdre
(il était encore ivre mort), pour ne pas avoir à le déclarer,
à la douane, et nous allâmes tous à Nouméa,
pour prendre l'avion de Pacific Airways qui nous emmenait jusqu'à
Tahiti. De là nous prîmes un bateau assez chic jusqu'à
Hawaii, et, à Honolulu, il y avait des vols d'American Airlines.
Nous arrivâmes enfin à New York, mais là, les gens
parlaient anglais, et le Rastaquouère, irrité, décida
d'un coup que ça le faisait chier, et nous montâmes en train
jusqu'à une ville accueillante qui se nomme Montréal. Pêle-Mêle
se réveilla, et il fut émerveillé de ne plus être
à Pouembout. Il s'adapta vite aux joies de la civilisation, comme
par exemple: les Second Cup ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
C'était en février 1996. Nous avons visité des logements,
et le Rastaquouère loua finalement deux étages, dans un duplex
assez propre. Au premier, il installa ce que nous appelons le Bureau, c'est-à-dire
les locaux de Ma Commune (car évidemment, à notre arrivée
à Montréal, vous l'aviez deviné, il fut décidé
de la fondation de ce site Web) tandis qu'au rez-de chaussée on
meubla de confortables petits quartiers personnels. Au sous-sol, on installa
une douve, pour Winnie the Poulpe, et un enclos pour ce bon vieux Woody,
notre mascotte... Il y avait aussi une pièce toute en miroir avec
des menottes fixées sur le sol, dont le Rastaquouère seul
avait la clef, et que Pêle-Mêle baptisa Le Tombeau De La Femme
Inconnue (d'après un livre de Montherlant, m'a-t-il dit). Je plaçai
une photo encadrée de maman dans le hall d'entrée, et une
autre sur le mur de ma chambre. Voilà comment Ma Commune a débuté.
« The rest is History », comme disent les Américains,
quand ils veulent parler des chose insignifiantes de leur culture. Mais
nous, nous ne sommes pas insignifiants: nous sommes des mythes! Chacun
d'entre nous peut représenter, par exemple, un élément
du Grand Oeuvre alchimique. Le Rastaquouère, c'est le plomb. Pêle-Mêle
c'est le sel de mercure. Le vif-argent, c'est Mon Marco. Et, sans vouloir
exagérer mes origines et ma pureté, moi, je suis l'or. Au
fil des ans, pour ceux qui nous lisent depuis belle lurette, nous avons
séduit d'autres magnifiques collaborateurs: Seb Patry (bronze),
Véro (béryl), La Vésicule, also known as: Le Français
(acide sulfurique), Ben Mohammed Med, du Club Med (nickel), Gary Del Monte
(carbone) et des artistes invités. Les passionnés de l'occulte
apprécieront de savoir que, tout comme avec l'oeuvre de Tolkien,
une relecture appliquée et une exégèse de tout ce
qui est publié sur ce site et astucieusement codifié, permettait
de mettre à jour des vérités maçonniques très
secrètes. Maintenant, amis lecteurs, voilà. Vous savez tout,
et vous savez comment ce bon petit site Web a commencé. Tout le
reste (de 1996 à aujourd'hui) se trouve dans nos archives et est
accessible par un clic de souris!
Junior
MacO'mmune
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