Dans Ça tourne au Vinaigre, dernier volet des aventures de
Pablo Escapar, l’on avait pu voir qu’un rat avait élu domicile à
bord du fier voilier le Sirocco, semant la pagaille, vous vous imaginez
bien, jonchant de crottes l’habitacle, et, de surcroît, faisant chier
(car l’un ne va pas sans l’autre). De plus, Pablo avait à une oreille
une infection aux champignons microscopiculesques; plutôt que de
se la sectionner tout net, comme l’avait fait Vincenzo Van Gogh, Pablo
avait voulu se soigner... Le rat et les champignons en même temps,
ça l’avait poussé à bout, et, buté, il avait
fait usage de tout ce qu’il avait pu trouver, c’est-à-dire: fongicides,
rongicides, pesticides, insecticides, régicides, acides, buvards,
stéroïdes, drogues, sauces vermifuges de chez McDo, et cetera.
Le rongeur avait grignoté les tuyaux d’échappement du navire,
pour tenter, justement, de s’échapper. Escapar, heureusement, avait
depuis longtemps rebricolé son échappement, et lui avait
donné une courbe neuve qui montait très au-dessus de la ligne
de flottaison. Sans cela, le voilier, incroyable mais vrai, aurait coulé...
À cause d’un rat? Eh oui! Les salauds... Ce fut, donc, un très
sauvage combat sans merci entre l’homme et la bête, qui aurait, d’ailleurs,
pu se terminer par un naufrage...
Tourmente du Shin Tzu
Après l’épisode
trépidant du rat (il a fini par succomber aux poisons, cette vermine-là;
Pablo l’a retrouvé tout raide, ses deux petits yeux exorbités...
comme s’il avait vu un ange-rat une seconde avant de péter), tout
à coup, puisqu’une calamité, comme dans le jeu Civilisation,
n’arrive jamais seule, subitement, crac, plus un sou... Le pauvre capitaine
Escapar, réduit à une quasi-mendicité subtropicale
(ce qui est bien pire qu’une mendicité complète, sous un
climat dit plus tempéré), en désespoir de cause, accepta
un boulot de capitaine sur un autre navire que le sien propre, c’est dire!
Le navire en question était un catamaran de dix mètres de
long baptisé Shin Tzu, du nom du dieu des vents chez les
indigènes du Lago Attitlan (se référer aux épisodes
précédents, en particulier Racontars du Guatemala,
pour les mordus que ça intéresse). Ce bateau, qui n’était,
en fait, qu’une large plate-forme avec un mât au centre, est dûment
enregistré au Guatemala, et peut donc en toute légalité
officier en tant que « charter » entre Livingstone et le Fronteras
Rio Dulce (voir la carte ci-dessous). C’était donc ce que faisait
Pablo Escapar: déplacer des touristes aller-retour. La plupart du
temps, le voyage était enchanteur: moteur uniquement pour descendre,
et puis une bonne petite brise marine poussant le catamaran jusqu’au Rio
lors du retour.
Un jour pourtant, à
l’entrée du Golfete (encore une fois, voir la carte), ça
a chié des bulles. Le cata glissait très doucement sur l’eau,
presque sur un miroir, peinard, et il n’y avait qu’une petite brise, légère
et paradisiaque. Out of the blue, c’est le cas de le dire, un colossal
nimbus se cassa sur la crête d’une montagne voisine, un truc pas
propre du tout, qui faisait disparaître le sommet dans une ténèbre
du Golgotha, comme à minuit, sans lune ni lampe de poche. Le tonnerre
se met de la partie, la foudre martèle les contreforts de la montagne,
et tout ça à quinze heures, en plein après-midi. Au
premier aperçu, la tempête semblait devoir passer outre et
se diriger cap à l’ouest comme la brise de mer avait l’habitude
de le faire, dans la région. Mauvais calcul. Quand le cata arriva
au centre du Golfete, ce fut la cata, comme disent les Parisiens. Passé
un tout petit cap, la tourmente météo s’abattit à
bras raccourci; les voiles se gonflèrent, Pablo s’acharna à
les rentrer; lorsque le génois eût fini de s’enrouler sagement,
il éclata en lambeaux. Les deux moteurs hors-bord en marche, Pablo
tenta, par tous les moyens qu’il connaissait, de remettre le navire sur
son cap, en pure perte. Les safrans ne répondaient plus. Des vents
puissants fouettaient la plate-forme latéralement, et des vagues
tronquées de trois pieds la cognaient dans le même sens, poussant
l’embarcation au complet en direction de la côte toute proche!
L’Americanotouristo qui se
trouvait à bord, évidemment, s’excitait. Le Shin Tzu
était à la dérive. Pablo Escapar et son premier matelot
étaient descendus s’asseoir chacun sur l’un des moteurs afin de
mieux diriger ceux-ci, puisqu’il fallait, coûte que coûte,
redresser la trajectoire: le littoral était (vraiment) dangereusement
à proximité! Cette fort ingénieuse méthode
aucunement ergonomique, néanmoins, s’avéra bonne, jusqu’à
ce qu’une immense vague n’emboutisse le capitaine Escapar et son moteur
hors-bord. Le moteur s’éteignit sur-le-champ. Cette fois-ci, le
bateau allait décidément s’échouer sur le Cap du Golfete...
Hurlant, vociférant comme un damné, Pablo réussit
in extremis à redémarrer l’engin de malheur à
quelques mètres du rivage rocailleux: ce cher catamaran repartit,
sous la douche froide d’une pluie diluvienne qui vint les tremper jusqu’aux
os, sur une plate-forme n’offrant aucune protection contre les intempéries.
Or, les clients, en fin de compte, étaient ravis d’avoir maintenant
quelque chose à raconter, à leurs amis snobinards. Pablo,
lui, n’était point ravi, vous vous imaginez. Il grommelait, au sujet
de son salaire de misère, et ressassait divers arguments-massues,
dont une massue véritable, si besoin est, en vue de sa prochaine
demande d’augmentation au patron.
Le couronnement, l’apothéose
de ce voyage infernal: la rentrée nocturne au port. Le mousse, un
peu pressé vraisemblablement, fit une manoeuvre complètement
idiote qui précipita le voilier sur une autre coquille de noix beaucoup
plus petite. Pablo se précipita à la proue afin de bloquer
la collision avec le seul outil possible, c’est-à-dire son corps
bronzé de corsaire malgache. De ses mains nues, il parvint à
ralentir le Shin Tzu, même à le stopper, et même,
le croirez-vous, à se faire écrabouiller deux doigts entre
les deux coques, ce qui n’est pas un plaisir. « Combien de centaines
de putain de quetzales me paie-t-on, pour que je m’estropie de la sorte?
» se demanda Pablo, rageur. À la fin de ce jour destructeur,
malgré que la gent féminine ait manifesté sa faim,
Pablo rentra seul à bord du Sirocco, pour y soigner un nouveau
rhume.
Lyrique entracte
Fin du premier mois des tempêtes
nocturnes
Semaine des papillons migratoires
Journée de la fête des
feuilles d’érable
Rio Dulce, Izabal
Pablo Escapar avait
réussi à boucler trois semaines de travail mécanique
dans la très reculée, exclusive, et américaine marina
Mario. Incapable de supporter plus longtemps son très républicain
de patron, il leva l’ancre afin d’aller bosser chez l’ébéniste
du coin, qui, lui aussi, avait pris part à l’exode (il faut être
puritain pour arriver à supporter ce haut lieu de puritains). De
toute manière, Pablo déconcertait tout le monde, à
la marina Mario, en se promenant sans cesse en sous-vêtements, comme
lui seul sait le faire. Les pauvres bougres à la retraite perdaient
toute la concentration qu’ils voulaient porter aux émissions de
CNN, dès que notre latin faisait surface. Pablo avait tout de même
quitté cette merdi-marina avec un tout nouvel AutoHelm 5000, un
appareil sophistiqué de pilotage automatique (d’une valeur aberrante
lorsque payé neuf), fruit de son labeur chez les Amerloques, et
meilleur copilote dont un capitaine puisse rêver.
Volte dolente du papillon migratoire
Foucade toquade heure algarade
Des espèces chromatiques farandole
archaïque
Spectre ou couleurs à franchir
Rio Nord-Sud
Sur montagnes obliques en camaïeu
toile de feu
Palmes poussant aux rivage entre les
arbres du manglar
Mille roupillons d’une galère
aux gisements Carbonifères
Songeant aux lecteurs de Ma Commune
Légère
Dans les cités de nations de
béton de néon
Lecture de la carte, légende
autrement dit
Sur la carte qui suit nos
lecteurs trouveront tous les lieux (ou presque) où Pablo a vécu
depuis l’achat de son cher brave Sirocco. Nous avons simplifié
certains détails de la carte originelle, parce que les graphies
trop petites ne se lisent décidément pas à l’écran,
ce qui est un handicap cathodique mondialement répandu. Que voulez-vous?
Alors voici ce que nous avons numéroté. En jaune le chiffre
un (1) fixe l’endroit où est la ville de Fronteras, port d’attache
adoptif du Sirocco, là où Pablo a trouvé la
gentille chienne « Bebe », et où se dresse le fameux
Pont; le chiffre deux (2) indique la ville de Livingstone, tout près
de la mer des Caraïbes, où le Sirocco (et le Shin
Tzu) ont souvent jeté l’ancre; le chiffre trois (3) montre la
Laguna-Salvador; le chiffre quatre (4) marque le site de Castillo San
Felipe, à l’entrée du Lac Izabal; le chiffre cinq (5)
indique Punta Brava; et enfin le chiffre six (6) situe approximativement
la vallée mythique en amont de Finca Paraiso où Pablo Escapar
et Corto Maltese se sont (possiblement) rencontrés, à El
Boqueton Cayon selon certaines sources que nous avons parmi les baroudeurs
guatémaltèques.
La Grande Traversée
Sur le Rio Dulce, zéro
action. Super ennuyeux. Rien que des gens à la retraite qui se plaignent
de tous les maux du monde. L’ami Escapar déprimait un peu. Il avait
les poches vidées par son Sirocco et attendait du pognon,
qui n’arrivait pas (son estomago commençait à s’en ressentir)...
Mais il y a, depuis Henry Avery ou même avant cela, un dieu pour
les marins caractériels, et ce démiurge vit quel gaspillage
c’était que de laisser un gaillard tel qu’Escapar absolument inactif.
Arrivèrent alors trois franchouillardes, séduisantes et pleines
de projets: Valérie la métis, moitié Burkinabe, et
moitié Corse; Stéphanie la Corse; et Amélie la Normandie.
Elles parvinrent à convaincre le cher Pablo de faire la longue traversée
jusqu’à l’Île des Cheap, c’est-à-dire Utila,
en pleine saison des tempêtes, et avec un équipage fort nombreux.
En effet, deux Israeliens se rejoutèrent, qui venaient tout juste
de terminer TSAHAL et « vacançaient » un peu, pour oublier
leur Vietnam local. Également, Josh et Karen, des Kiwis qui voyageaient
sac au dos depuis dix ans à travers le monde pour le moins cher
possible, végétariens, et, récemment, en cure de désintoxication,
se mirent de la partie. Ils assuraient la cohésion du groupe en
vue du voyage, grâce à leur leadership (après le capi
bien sûr). Le dernier passager de cette escapade escaparienne (un
peu forcée) s’appelait Ernesto Ramirez, un étudiant qui venait
de terminer son Collège aux États-Unis et vagabondait depuis
cinq mois. Il était le plus solide de tous, avec une taille égalant
celle du grand Pablo (et quarante livres en plus).
On se résigna à
laisser le chien à la marina, faute d’espace. Le premier jour ils
s’approvisionnèrent puis descendirent le Rio jusqu’à la Finca
Tatin. Là, tout l’équipage se baigna aux stations thermales
et dormit serré comme des sardines, à bord du Sirocco,
parce que les nuits étaient remplies d’averses intenses et tropicales.
Le second jour, ils officialisèrent leur départ avec les
autorités de Livingstone-les-bains, trois heures et trois bureaux
afin de pouvoir sortir. Ils mangèrent au resto, rotèrent
comme des cochons d’Inde, et allèrent se coucher... Le troisième
jour, départ. Sortie tardive du port (à onze heures trente,
ce qui est indigne des vrais marins)... Un vent exactement contraire à
leur destination, se leva aussitôt. Plus le voilier sortait de la
bahia d’Amatique, et plus le vent forcissait. Escapar, pas né du
dernier grain, avait prévu le coup, avec son tourmentin, et sa grande
voile sans ris. Le bateau assuma une allure au près, tira des bords
afin de franchir le cap des trois-pointes. Le soleil se coucha et le capi
décida d’aller reposer le navire derrière les Cays des Serpents.
Peu de temps après les voici devant ces Cayos; le vent chaud est
si puissant qu’il pousse le Sirocco à plus de huit noeuds...
Quand l’une des Françaises rétracte le tourmentin, ce faisant,
elle défait une drisse et s’en sert pour attacher la grand-voile.
Une catastrophe d’emmêlement de cordages et de filins de métal,
au sommet du mât. Escapar énumère les objets liturgiques
des trois grandes religions monothéistes abrahamiques.
Quatrième jour, la
houle est trop forte, et ne laisse pas à l’équipage la chance
de gravir le sommet. Le capitaine part au moteur vers les Zapodillas Keys
dans l’espoir de trouver un vrai refuge puis de refaire les réparations
au mât. Trois heures de moteur, contre, encore une fois, un vent
du Nord-Est assez fort pour ralentir leur progression... Une fois en vue
de la première île des Zapodillas, devant un étroit
passage de corail, le moteur démissionne... Escapar énumère
à nouveau des objets religieux et tente le tout afin de relancer
son moteur. Zilch. Alors il panique, voyant son voilier dériver.
Après une demi-heure, le capi réussit à monter de
petites voiles, guide tant bien que mal le bateau derrière un récif,
pour se protéger de la houle, et s’ancrer devant une île qui
a pour nom Seal Key (un endroit à cent dollars la nuit). Pablo,
autoritaire, envoie tout son équipage camper sur l’île.
Cinquième et
sixième jours, Pablo tente de redémarrer son Diesel, avec
l’aide de mécaniciens, et d’autres capitaines de passage dans le
coin. Rien à faire. Puis, tous les voiliers reçoivent une
alerte météo, avec la consigne stricte d’aller se cacher
les fesses dans un bon mouillage (n’y voyez aucune allusion d’ordre érotique;
c’était pas agréable du tout). L’équipage prend deux
heures rien que pour sortir les ancres enfoncées. Pablo plonge comme
un fou furieux afin de remonter le tout, cahin-caha, et il songe plusieurs
fois à revendre son bateau, tellement il en a archi-méga-ultramarre.
Lorsque le voilier se libère enfin et que les voiles sont hissées,
un autre puissant Nord-Est se lève. Cette fois-ci, avec vent arrière,
le navire du capitaine Escapar file comme une fusée... Même
les vagues tapent dans le bon sens... Il n’y a que Pablo lui-même,
qui arrive à barrer, à cette allure délicate; les
autres manquent d’empenner à chaque fois. Lorsque le Sirocco
arrive devant Livingstone, il fait nuit. Tout l’équipage est néanmoins
ivre de joie suite à cette traversée incroyable, où
ils volaient sur l’eau, sans aucun bruit de moteur, à une vitesse
vertigineuse... Plein de confiance, le capitaine décide de tenter
une approche nocturne (quel crétin cet Escapar. Entrer dans un port
nuitamment sans moteur et avec un vent exagéré traînant
des ondes tropicales). Bang, dans le banc de sable. Bang, la vague suivante
pousse de plus belle. Deux heures de Bada Bing, sans les danseuses malheureusement.
La coque ne cesse pas de heurter le fond de la bahia devant Livingstone...
Une lancha vient, enfin, remorquer le voilier par des cordages de la mâture...
Le bateau se met à gîter, de cinquante degrés; l’équipage
crie d’effroi et s’accroche de l’autre côté; les Israéliens
récitent leurs prières et supplient le capi d’arrêter
le film. Les vagues étaient, à cet instant, à plus
de la moitié du navire, sur le côté incliné.
Pablo avait confiance, et mâchonnait sa clope comme un bourlingueur
du Cap Horn.
La lancha les remorqua, donc,
jusque dans le Rio, en sûreté, à l’abri de l’alerte
météo. Tout ce joli petit équipage, si enthousiaste
une semaine plus tôt, sauta à terre, ému, trempé
jusqu’aux os, à trois heures du matin, jurant de ne plus remettre
les pieds sur quoi que ce soit de flottant, avant un sacré bon bout
de temps... Por milagre, nobody drowned!
Pablo Escapar
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