Zeus s'emmerdait et, afin de tromper son ennui, il emmerdait les autres.
Il menait grand train çà et là dans l'Olympe, trouvant
à redire sur tout, et particulièrement au sujet des agissements
des dieux de sa cour, comme cela était dans ses habitudes. Apollon
se voyait ainsi traité purement et simplement de chantre insipide;
son père prenait un malin plaisir à moquer les sons mélodieux
qu'il tirait de sa lyre. La belle Artémis faisait soudainement rire
d'elle parce que ses hardes de chasseresse avaient tout juste l'apparence
d'un haillon de lépreux. Héphaïstos s'entendait crier
qu'il avait un grand nez, une sale gueule, et tout cela en plus, bien sûr,
d'être un très-médiocre artisan des Forges divines.
L'épouse légitime de Zeus, Héra, endurait pour la
mille et unième fois l'éternel chapelet de reproches qu'égrenait
son truculent époux: elle était dépensière,
parlait trop, se prenait pour une autre, se maquillait trop, voulait avoir
toujours raison. Un peu plus tard, Hermès, bousculé à
l'improviste par le roi des dieux, dégringolait quelque luxueux
escalier céleste et se retrouvait seul sur le Forum athénien,
une jambe cassée et saignant du nez comme le Styx. Aphrodite, qui
se pavanait avec langueur, était traitée de pouffiasse ou
de traînée par son géniteur. En outre Zeus lui enjoignait
de se couvrir un peu le corps, une fois le soir venu. Arès, dieu
de la guerre, ennemi juré de Xéna, recevait en cadeau des
fleurs et des oranges, ce qui le subjuguait, puis on s'esclaffait derrière
les haies du jardin: son vieux venait de le faire passer pour un con. Poséidon,
le propre frère de Zeus, entendait proclamer de loin qu'une vague
odeur de poisson empestait l'endroit, et cela avait le propre de le mettre
en rogne, attendu qu'il était le dieu des eaux et, par conséquent,
des crevettes. Zeus griffonnait des tridents sur les colonnes sacrées
de l'hypostyle, et écrivait dessous que c'étaient là
des fourchettes à huîtres. Ce faisant, il filait des coups
de pied à Cupidon qui était venu virevolter dangereusement
trop près de ses jambes musclées. Athéna, elle, était
bien la seule à ne pas être accablée de sarcasmes.
Zeus aimait sa petite Néna plus que tous ses autres mioches, car
celle-ci était déesse de la sagesse, et restait donc presque
toujours silencieuse et réservée; c'était comme ça
que le roi des Olympiens les aimait, les femmes: mignonnes, pas bavardes,
altières, nobles de regard et bien à leur place auprès
d'une fontaine. Voilà.
« Il est insupportable!
disait Aphrodite en se vêtant.
— Insupportable n'est pas le mot,
corrigeait Apollon.
— Quelle mouche le pique? demanda
tout bas Héphaïstos.
— Rien du tout! assura le frère
du dieu des dieux, il s'ennuie juste un peu, rien de plus. L'Éternité
est d'autant plus longue pour lui, qui est notre aîné, le
Doyen de notre panthéon, et donc éternel depuis plus de temps
encore que vous et moi.
— Fort bien, dit Apollon, d'accord,
mais qu'y peut-on faire? Je lui composerais volontiers une ode, afin que
les heures lui pesassent moins, mais le drôle n'a de cesse de railler
mon art et de me crier que je chante faux!
— Mes enfants, reprit Poséidon,
ce n'est point d'une ode que votre papa a besoin, mais d'une nouvelle concubine...
»
Il changea de sujet immédiatement,
car Héra (sa belle-soeur), intriguée par ces messes basses
tout à fait fortuites, venait dans leur direction.
Ailleurs dans l'Olympe, Zeus était
absorbé dans la confection d'un déguisement hautement saugrenu,
mais qui allait se révéler très utile afin de lui
permettre d'aller sur Terre passer le temps d'une agréable façon.
C'était un costume de pluie d'or. Jamais n'a-t-on vu qui que ce
soit se déguiser en pluie d'or, me direz-vous? Eh bien, c'est précisément
ce que Zeus se disait, lui aussi: qui donc, en voyant une pluie d'or, serait
d'une suffisante perspicacité pour discerner le vulgaire déguisement
sous l'apparat duquel Zeus, roi de l'Univers, s'en allait jouer au trou-madame
avec une jeune et jolie princesse d'Argos?
Il y eut une nuit entière
durant laquelle Zeus disparut du mont Olympe, et où les dieux purent
tous savourer un peu de repos.
*
Le roi d'Argos, Acrisios, n'avait
jamais réussi à engendrer un fils, et ce en dépit
de toute la bonne volonté qu'il mettait à honorer régulièrement
la couche de son épouse. Cependant, il avait une fille, et non des
moindres en beauté. Celle-ci, appelée Danaé, lui était
si précieuse, si chère au coeur, qu'il la gardait enfermée
vivante dans les hauteurs d'un donjon d'airain. En toute franchise, il
agissait de la sorte parce qu'un oracle lui avait prédit que le
fils de Danaé (son propre petit-fils!) un jour le zigouillerait.
Acrisios n'était pas si bête, et accordait toute sa confiance
aux oracles divins. Il avait fait en sorte que jamais ne lui puisse naître
aucun petit-fils: Danaé encore vierge avait été placée
dans cette tour inaccessible, sans espoir que son corps ravissant, genre
Kate Moss, soit un jour même effleuré par un homme. Et, effectivement,
il ne fut pas touché par un homme, mais par un dieu.
Quand il se mit à pleuvoir,
Danaé se leva de son petit lit solitaire pour aller tirer la tenture
à son balcon. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle constata
que l'ondée en question était faite de millions de gouttelettes
dorées! La pluie vint tomber jusque dans sa prison, et Zeus, rayonnant,
s'exhiba de son déguisement, une boîte de bonbons au caramel
à la main.
« Hello, ma jolie! dit-il
en bombant le torse.
— Seigneur Zeus? », s'écria
Danaé en reconnaissant son dieu. Puis elle tomba à genoux
et se mit à trembler de tous ses membres.
« Viens un peu par là,
petite, que je te réchauffe. »
Et s'ensuivit une assez belle cavalcade,
dont la musicale rumeur ne parvint même pas aux oreilles du roi Acrisios
tant était haute la prison nuptiale qu'il avait fourni aux amants.
Cette nuit-là, sous les constellations éblouissantes de la
Grèce, avait été conçu un demi-dieu du genre
qu'il ne s'en fait plus: Persée, promis à un destin méga-full-cool,
comme disent les jeunes.
*
Apprenant que sa petite fille
chérie était enceinte, Acrisios, comme d'ailleurs n'importe
quel père dans la même situation, se soûla. Le lendemain
il se leva tard, et ne déjeuna point tant il craignait de rendre
tout ce qu'il oserait avaler. Il alla s'affaler sur son trône, et
fit mander sa fille. De la tour d'airain, on emmena cette dernière
sous bonne escorte, jusqu'au palais. Le roi n'avait vraiment pas l'air
frais et dispos; des sacs mauve violacé pendouillaient sous ses
yeux éteints, et il semblait ne pas s'être peigné ni
parfumé la barbe ou la chevelure depuis la veille, ce qui ne lui
ressemblait guère.
« Qui est-ce? fit-il d'un
ton péremptoire, que je le fasse rouer de coups.
— Zeus est le père, dit
Danaé simplement. Qui d'autre aurait pu parvenir jusqu'à
moi, dans ce donjon d'airain?
— C'est trop fort! lança
Acrisios. Zeus?
— The real one! » confirma
la jeune fille.
Décidément, c'était
une mauvaise journée pour le roi d'Argos. Il demanda à l'un
de ses serviteurs d'aller lui chercher un peu de glace avec une compresse.
Qu'avait-il donc fait aux dieux, pour qu'on lui ait réservé
un destin si malheureux, si affligeant?
« Je ne te crois pas! cria-t-il
tout à coup.
— Libre à vous, répliqua
sa fille. Moi, j'ai pris mon pied. »
Et le pauvre roi, à ce moment,
réalisa qu'il n'avait plus devant lui la frêle fillette qui
autrefois lui ramenait des fleurs sauvages ou un coquillage rose ramassé
sur la plage, mais une jeune femme accomplie, et persuadée qui plus
est d'avoir été choisie entre toutes pour porter en sa chair
un rejeton divin.
« Comme tu voudras, ingrate
enfant. Je ne puis rien faire. Attendons de voir si ce bébé
sera mâle ou femelle. S'il s'avère être un garçon,
je me verrai dans l'obligation de vous contraindre tous deux à l'exil,
car une prédiction m'a assuré que je serais un jour occis
par mon petit-fils, ce qui me scie...
— Qu'est-ce que c'est que cette
prédiction de merde? » grommela Zeus à part lui, en
observant attentivement la scène du haut des remparts de l'Olympe.
Et ce fut un mâle, bien entendu.
Acrisios, qui avait tenu à
assister à l'accouchement, quitta la salle d'obstétrique
dès qu'il vit le minuscule petit zizi du bébé. Il
était ensuite royalement allé se soûler derechef.
Avec une longue-vue, Zeus regardait
son gamin; il était assez fier de son dernier exploit, et se proposait
de remettre ça plus souvent, mais avec des princesses différentes
à tous les coups.
« Regardez-le-moi, ce petit
bandit! riait-il du haut des nuages. Il est déjà frisé!
Et il ne pleure pas! L'est costaud, dites donc, monsieur Zeus! il n'a même
pas froid! N'est-ce pas, ma chère? Oui. Essayez donc d'en faire
autant! Et gnagnagnî... et ragnagnâ.»
Or comme promis, le lendemain, après
s'être remis de sa monumentale gueule de bois, le roi Acrisios fit
saisir la mère et le fils, les fit enfermer dans une grosse malle
flottante, et ordonna à ses marins d'aller jeter le tout à
la dérive. Ce qui fut fait. Le roi eut bien volontiers tué
de sa propre main ce fils maléfique plutôt que de s'en débarrasser
ainsi, mais il était enclin à ne pas prendre de risques inutiles
quand il y a ne serait-ce que la plus petite chance qu'un dieu de l'Olympe
soit réellement en cause. Il fit bien.
Dans le séjour des dieux,
puisqu'on en parle, la bonne humeur de Zeus était devenue contagieuse,
et tous les Olympiens, Héra et Athéna exceptées, exultaient
pour la naissance du petit Persée. Poséidon serrait son frère
dans ses bras, Hermès le félicitait, Apollon écrivait
déjà une ballade épique sur le jeune demi-dieu âgé
de douze heures à peine. Zeus distribuait des cigares coûteux,
bagués à La Havane. Puis vint la mauvaise nouvelle.
Deux Tritons, serviteurs de Poséidon,
se présentèrent à la cour et avertirent leur maître
de ce que le roi d'Argos venait de jeter à la mer un grand coffre
dans lequel étaient enfermés la princesse Danaé et
son fils. Le silence se fit. Héphaïstos renifla. Zeus se leva
lentement de son trône, et s'approcha des Tritons. Il les dévisagea
quelques instants, puis se retourna vivement vers son frère, et
lui dit:
« Je veux que vous ordonniez
à toutes vos créatures marines de veiller à ce que
rien de fâcheux n'arrive à mon mouflet! Je veux aussi que
les flots portassent doucement le coffre en question sur les berges d'une
île paisible et retirée, où il sera possible à
Persée de grandir et de s'instruire sans être dérangé
par des troufions quelconques.
— Vous serez obéi à
la lettre, mon cher frère, dit Poséidon.
— Et je vous en saurai gré
», fit Zeus.
Les Tritons poussèrent donc
le grand coffre de bois jusqu'à l'île Polydecte, et l'y laissèrent.
Un brave pêcheur nommé Dictys trouva les malheureux exilés
et les recueillit chez lui. Sa femme soigna Danaé et s'occupa tendrement
de l'enfant, car elle et Dictys n'avaient pas de rejetons. Les naufragés
se sentirent très vite des membres de la famille, et le petit demi-dieu
grandit en force, en beauté et en sagesse. Il partageait le métier
de Dictys et semblait s'y plaire. Les cartes Pokémon n'avaient pas
encore été inventées. Des années passèrent
tranquillement, et Persée devint adulte; il s'était entraîné
aux armes et avait lu des livres; c'était maintenant un homme agile
et cultivé, pas con, et séduisant par-dessus le marché.
Que demander de plus? Une quête, afin de faire valoir ses talents?
Il en trouverait une. Une épée magique? Héphaïstos
la lui forgerait. Un bonnet d'invisibilité? Hermès en avait
justement un de trop. Un bouclier d'argent poli? Athéna en avait
marre du sien. Un héros Grec s'équipe avec ce qu'il y a de
mieux, ou alors il ne s'équipe pas!
.
À suivre le
mois prochain
.
David
Pêle-Mêle
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