Le roi de l'île Polydecte était
tombé amoureux de Danaé, car celle-ci était toujours
aussi canon, bien qu'elle frisât maintenant la quarantaine. Afin
d'éloigner le fils qui le gênerait dans ses avances, le roi
parla des Gorgones au jeunôt, et lui fit miroiter le défi
hypothétique d'aller trancher la tête de l'une d'entre elles.
Les Gorgones n'avaient jamais rien fait à Persée qui justifiât
de les décapiter, et il n'en fit rien. Mais quand le roi donna dans
son palais une grande réception en l'honneur de son futur mariage,
Persée, qui avait été invité pourtant, ne fut
pas admis en la salle de banquet, faute d'avoir un riche présent
à offrir à sa maman, qui serait reine. L'orgueil du jeune
âge fit bouillir le sang de Persée: il tabassa les gardes,
et fit irruption à la cour en proclamant haut et fort qu'il irait
tuer l'une des Gorgones et qu'il rapporterait la tête en cadeau d'épousailles.
Il mettait quiconque au défi de produire, à son retour, un
présent plus glorieux.
Les Gorgones étaient
des créatures terrifiantes et presque immortelles, des bêtes
à queues de scorpion qui crachaient du venin et dont le regard pétrifiait
sur place quiconque osait les regarder. Leur peau était couverte
d'écailles noirâtres, et leur chevelure n'était rien
moins qu'une masse grouillante et visqueuse de serpents. « Charmantes
créatures! » pensait Persée en quittant Polydecte,
le front haut. Il se demandait comment il allait bien pouvoir s'y prendre
pour abattre une bestiole qu'il ne pourrait pas regarder en face.
*
Quelques jours plus tard,
sur une route de Grèce, Persée fit la rencontre d'un étonnant
voyageur. Personnage fort sympathique et de carrure athlétique,
relativement jeune, bronzé, svelte, le poil au menton, vêtu
d'une courte tunique de cuir pâle, chaussé de sandales ailées,
et coiffé d'un bonnet mystérieux. Persée lui demanda
s'il se rendait à Delphes. L'autre répondit que oui, et ils
s'emboîtèrent mutuellement le pas. L'étranger semblait
avoir pris immédiatement Persée en affection et se mit à
lui offrir toutes sortes de cadeaux somptueux. D'abord, un magnifique bouclier
fait du plus pur argent poli qui se puisse trouver. Ensuite, une paire
de sandales ailées identiques aux siennes. Puis un glaive, étincelant,
arme excellente, digne d'un dieu de l'Olympe. Persée ne put accepter
immédiatement, mais le voyageur insista, et lui dit qu'il serait
vraiment un idiot de ne pas sauter sur d'aussi nobles cadeaux. Le jeune
homme céda donc à toute cette prodigalité, enchanté.
Le glaive aussi était enchanté; un seul coup viendrait à
bout du plus monstrueux démon de l'Hadès, sans lui laisser
la moindre chance. Les sandales permettaient à quiconque les portait
de marcher sur les courants d'air, ou sur le souffle du vent, et, donc,
de se déplacer à la vitesse de ces éléments.
Le bonnet avait le pouvoir de rendre instantanément invisible. Toutes
ces vertus, ces pouvoirs, ces objets d'une valeur inestimable, Persée
les découvrit au fur et à mesure qu'il les employait, et
ne manqua pas de s'en émerveiller à chaque fois. Il avait
surtout du mal à concevoir qu'on pouvait lui donner tous ces trésors
sans lui demander d'accomplir une tâche merdique en retour.
« Ne t'en étonne
donc point, disait le voyageur. C'est que Zeu... haem, harf! harf!...
— Je vous prie de m'excuser? fit
Persée, que disiez-vous?
— Euh, rien, balbutia l'autre,
je suis parfois bègue.
— Bizarre! Vous m'avez l'air en
bonne santé.
— Je le suis, d'ailleurs, et je...
Oh! Delphes, regardez! »
C'était Delphes, flanquée
des deux immenses Thermopyles qui lui fournissaient l'eau chaude.
*
Un important arrivage de vin
de Macédoine encombrait les caves de l'Olympe, empêchant Héphaïstos
de travailler bien à son aise. Il s'en plaignit à Zeus, exigeant
que ces vins soient bus au plus vite ou alors acheminés vers les
dépendances divines. Zeus, comme pour éluder la question,
dit simplement: « Mettez-moi ces tonneaux en perce... » Or,
son intendant ayant compris « mettez-moi ces tonneaux en Perse »,
ce fut l'empereur Xerxès et toute sa cour qui se régalèrent
aux frais de l'Olympe. Quand il eut vent de la chose, Zeus se contenta
de hausser les épaules et de soupirer lentement. Il avait autre
chose en tête pour le moment, car Hermès était sur
Terre, en mission secrète, et devait livrer à Persée
les divers cadeaux que les Olympiens lui destinaient. Il devait guider
ensuite le jeune homme (qui se trouvait être son demi-frère)
vers le sombre et puant repaire des Gorgones.
« Puisse ce garnement
d'Hermès ne pas se trahir pour nous tous, grommelait Zeus. Mieux
vaut pour Persée qu'il ne sache pas encore de qui il est le fils
naturel.
— S'il est intelligent, dit Athéna,
ce dont je ne doute pas, il saura sûrement deviner de par lui-même,
au vu de semblables cadeaux, qui le protège, et pourquoi.
— Hmr ! fit Zeus, bien parlé,
ma fille. Et puisque tu es si réfléchie et prévenante,
je t'ordonne d'aller attendre Hermès et Persée sagement devant
le repaire des Gorgones, et d'aider ton demi-frère dans sa tâche,
s'il le requiert.
— Bien entendu, mon père.
» Et Athéna se retira.
L'oracle de Delphes, auquel
on pouvait habituellement se fier, avait assuré Persée qu'il
réussirait dans son entreprise, aidé par deux protecteurs.
Le mystérieux voyageur était certainement l'un de ces protecteurs,
mais où était l'autre? L'oracle également avait donné
à Persée une « liste d'épicerie » absolument
surprenante d'endroits auxquels il devait se rendre. Dans l'ordre, sur
la liste, il devait aller à Dodone pour trouver ceci, voir les Grées
pour savoir cela, parler aux nymphes du Nord, se hâter vers le pays
des Hyperboréens, acheter une besace magique et enfin traverser
l'Océan pour trouver le repaire des trois épouvantable soeurs
Gorgones.
Pour faire d'une histoire
longue une histoire courte, il fit tout cela, et davantage: il se constitua
une escorte de quelques filles alléchantes, et fit la fête
jusqu'aux petites heures du matin, comme on s'en doute. Hermès aussi
en profita, y mettant beaucoup d'emphase (puisqu'il était en mission
officielle) et sachant pertinemment qu'il ne retrouverait pas de sitôt
semblable occasion. Le lendemain ils rencontrèrent la déesse
de la sagesse, déguisée en bergère et tenant bâton
en main. Elle les guida sur les derniers milles qui menaient au fameux
repaire.
« Tiens! dit Persée,
mon second protecteur est assez mignonne! Comment te nommes-tu, petite?
»
Hermès pouffa en lisant
dans les yeux froids de sa soeur. Athéna pensait: « Décidément,
ce garçon est bien le fils de son père. »
La tanière des Gorgones
tenait à la fois de la caverne et du terrier; des racines rougeâtres
sortaient de terre çà et là et se tordaient lentement,
pour se dégourdir; l'obscurité était aussi dense que
dans la tombe d'un pharaon nubien. Hermès alluma une torche et commanda
à son bonnet de le rendre invisible. Une torche se promenait donc
toute seule dans les airs et plaquait partout des ombres menaçantes.
Athéna s'était postée à l'entrée de
la caverne et n'en bougeait plus. Elle faisait face à l'extérieur,
afin de ne pas risquer de voir les Gorgones qui se réveillaient
justement. La torche volante les impressionna fort et elles ne surent pas
quoi penser à son propos.
Tour à tour, les trois
soeurs s'aspergèrent la tête d'eau noire et s'ébrouèrent
pour retrouver toute leur lucidité. Elles dormaient depuis seize
ans et se trouvaient passablement courbaturées. L'une d'entre elles
avait un torticolis.
Caché derrière
une grande colonne, Persée hurla:
« Hep, Gorgone! Viens
un peu par là, espèce de putain vérolée!
— Bravo, fiston! murmura Zeus de
haut d’un nuage. Fous-moi-lui une bonne raclée...
— Schhh! », siffla la révulsante
chose en rampant vers Persée et en faisant craquer les jointures
de ses doigts griffus.
Loin d'être le dernier
des imbéciles, Persée regarda dans son bouclier en argent
poli. Lorsque la bête s'approcha de la colonne et commença
de la contourner, il la vit, mais ne fut pas pétrifié: il
ne regardait pas la véritable créature mais bien plutôt
sa projection Internet reflétée. Ah ça! elle avait
vraiment une sale bobine, la Gorgone! Pouah! Et il lui coupa le cou avec
son glaive.
« Enchanté d'avoir
pu faire votre connaissance! », dit-il en jetant la tête dans
sa besace magique et en esquissant quelques pas de danse pour se mettre
hors de portée des griffes des deux autres soeurs. Il sortit ensuite
de la grotte, suivi d'une torche volante. Le pire était fait.
« Pour les formalités,
petit, tu sauras fort bien te passer de notre aide, dit Hermès.
— Merci pour tout, les aminches!
»
S'envolant ensuite grâce
aux sandales magiques, le jeune Persée reprit la direction de l'île
Polydecte, ne manquant pas toutefois d'effectuer un bref détour
par la côte africaine, parce que qu'à Délos les taxes
étaient très élevées sur les têtes de
Gorgones. En Afrique, justement, une princesse prénommé Andromède
avait été enchaînée à un rocher par son
peuple, dans l'espoir d'apaiser la fureur d'un Serpent de mer. Persée,
en sa qualité de héros grec, se sentit obligé de l'aller
secourir, comme ça, pour la forme.
« Stupides coutumes
ancestrales », commenta-t-il froidement. Et il délivra la
princesse, tout en laissant admirer la tête de Gorgone au monstre
marin qui se transmuta instantanément en une oeuvre d'art d'un réalisme
saisissant (Praxitèle surgit d'ailleurs brusquement de derrière
une saillie, et signa le monument.)
Andromède était
loin d'être ravissante, au mépris de toute vérité
dite historique, et le pauvre Persée avait l'habitude de trousser
des jeunes filles de moins haut lignage mais de meilleure tournure que
la princesse. Il refila Andromède à son cousin Thésée,
héros athénien, en prétextant de lui faire une farce.
Thésée fit entrer la princesse chez les vestales, lui assurant
une rente de dix sesterces par mois si elle ne venait plus le voir.
« Ce cher petit ringard,
pensait Thésée, je lui revaudrai ça! »
Au loin, Persée mettait
pied sur sa bonne vieille île et se faufilait, invisible, entre les
gardes du palais, jusqu'à la salle de banquet. La cérémonie
était commencée. Debout dans le vestibule et redevenant visible,
Persée cria: « Or, oyez, gens de peu de foi! Voyez la Gorgone...
Je lui rompis le col: je ne suis point couard. Qui dit mieux? Une fois?
Deux fois... »
Subitement, alors que trois
cents paires d'yeux le regardaient fixement, il sortit la tête de
sa besace magique et la leva bien haut. Tous furent transformés
en statues de pierre, et la scène de ce banquet resta figée
à tout jamais dans l'éternité.
Ici s'achève cet épisode.
Persée connut bien d'autres aventures surprenantes, il se maria
même avec une fille de Corinthe et eut un fils, Electryon. Beaucoup
plus tard, du fils d'Electryon, naîtra Hercule. Ça ne finit
jamais, les gars hot. On en a toujours au moins un dans le décor,
heureusement.
FIN
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David
Pêle-Mêle
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