Je
voulais, depuis longtemps, faire ce que je vais faire maintenant: de petits
textes, mais sans images. C'est pas parce que ça s'appelle le Web
qu'il faudra toujours s'embêter avec des tonnes d'images informatisées...
On crève. Télécharger une image, ça donne chaud.
J'ai pris mes photos sur un vieux calepin.
I
Avenue du Parc. Décembre.
Une petite fille de neuf ou dix ans se tient debout, dehors, à la
sortie de la pharmacie, et offre quelque chose aux gens. Quand je passe
devant elle, j'entends:
"Voulez-vous
m'acheter du chocolat aux amandes? C'est pour avoir notre fête de
Noël, à mon école. C'est deux dollars chaque.
- Du chocolat?
J'en prends un! Tiens, voilà.
- Est-ce
que vous en voulez deux?
- Deux? Nope!
- Quoi?
- Nope: c'est
comme ça que les Américains cons disent non.
- Vous êtes
un Américain con?"
II
Boulevard Saint-Laurent.
Frank et moi revenons de prendre un bol de café Dieu sait où.
Je dis: « La vie, en fin de compte, c'est mal scénarisé.
C'est un peu comme un immense, un colossal film de série B, mais
avec sept milliards d'acteurs, qui jouent en simultané, sur un unique
plateau de tournage gigantesque qui se nomme la Terre. Et c'est un film
qui dure depuis toujours et qui ne se terminera peut-être jamais.
»
Frank se gratte le menton. « Ça n'est pas un film si nul,
admet-il enfin. C'est même une superproduction: n'oublions pas qu'il
y a Robert De Niro là-dedans. »
III
Marco et moi sortant
d'un party, il y a de cela quelques années, parce que nous avions
rendez-vous ailleurs dans un bar... Alors que nous sommes déjà
sur le trottoir une voix familière nous interpelle du haut de l'escalier.
Nous regardons. Ce sont Waleska et son amie, la grande fille taciturne
qui n'avait pas prononcé plus de dix mots de toute la veillée.
Waleska nous dit au revoir. Et puis, sa copine mystérieuse lance,
sans prévenir: « Passez une bonne fin de soirée! Et
prenez garde... aux louves! »
IV
N'est-ce pas parfait,
une grand-mère comme ça? Elle nous fait le récit de
la naissance d'Esther. C'était chez eux, à la maison, sans
médecin, sans sage-femme, avec juste grand-papa qui avait tout bien
préparé: les langes, l'eau chaude, et cetera. Il commençait
à avoir l'habitude, grand-papa; c'était son troisième
enfant, déjà. Et puis tout s'est extraordinairement bien
passé. Et très rapidement. Comme une lettre à la poste.
Comme dans du beurre. La petite Esther prend à peine quatre minutes
à venir au monde. On coupe le cordon. On lui fait un brin de toilette.
Elle ne pleure déjà plus! On la lange. Et grand-papa, qui
n'a presque servi à rien, de demander, anxieux:
«
Et maintenant? Que faut-il faire?
- Maintenant,
mon pauvre garçon, lui répondit son épouse, tu peux
aller te coucher. »
V
Durant les pannes
occasionnées par la calamité du verglas, Marco et moi sommes
dans ce petit bar sans électricité, un vendredi soir. Il
n'y a que dix ou quinze clients. Le feu brûle dans l'âtre,
et il y a des lampions partout... Soudain, les lumières, la musique,
tout revient. Les clients crient des hourras... Marco sursaute, vide son
verre cul-sec, et dit: « Allons-nous-en! Trouvons un bar où
il fait encore noir. - Gimme a place with no power!
»
VI
Rencontré
Philippe et Fred déjeunant sur la rue Duluth. Philippe dit qu'il
est levé depuis huit heures, ce matin, et qu'il a tout de suite
avalé un grand verre de whisky.
«
En te levant? Un grand verre? Comme Churchill?
- Exact,
répond-t-il.
- Tu risques
de devenir écrivain. Fais gaffe!
- Il l'est
déjà, dit Fred. Écrivain et alcolo...
- L'un ne
va pas sans l'autre, dis-je.
- Faux! s'insurge
Philippe. Il y en a de sobres.
- Ah oui?
Nomme-m'en un. Rien qu'un!
- Nietzsche.
- T'as vu
ce qui lui est arrivé, à force de ne pas boire?
- Il est
devenu fou, conclut Fred.
- Mon cher
Philippe tu as de bien meilleures chances que moi pour réussir en
littérature: tu bois déjà. Moi, je bois peu. Et beaucoup
trop peu, même.
- On a vu
ça l'autre soir, au show de Balt, ricane Fred.
- Mais, mais,
pourtant, j'ai bu!
- Oh oui,
absolument. Deux gorgées? »
VII
Avec Virginie, l'une
de nos toutes premières conversations. Nous étions deux fans
de Boris Vian, et j'expliquais alors qu'un certain personnage de Vian s'appelait
Peter Gna. Virginie ne me croyait pas et riait. C'était par trop
ridicule... Peter Gna? Nous étions morts de rire tous les deux,
et je persistais: oui! oui! je le jure! Elle ne faisait que rigoler, rigoler
et rigoler. Le mot « Gna », c'était trop pour elle.
Finalement, elle attrapa le hoquet. Et lorsque nous nous sommes revus,
j'avais emmené le bouquin. Je lui trouve la page et elle s'écrie:
« C'est vrai! Peter Gna! - C'est imprimé noir sur blanc! »
Et voilà le hoquet qui la reprend.
VIII
Quatre heures du
matin. Extirpés d'un party bruyant avec Vincent et Sébastien
le Français. Je demande si quelqu'un n'a pas vu l'être subversif
connu sous le nom de Fred.
«
Il est encore là-haut! lance Vincent. Tu ne l'as pas croisé
en sortant?
- Non. Mais
je vais retourner lui dire au revoir... J'ai pas revu Lara non plus.
- Elle est
toujours là-haut également, de renchérir Vincent.
Elle est roulée en boule dans un grand fauteuil et elle dort.
- Je ne puis
me permettre d'aller embrasser Lara si elle est dans un fauteuil et qu'elle
est roulée en boule et qu'elle dort.
- Personne
ne le peut, » conclue Vincent.
IX
Une jeune femme pleine
d'entrain, aux cheveux courts et bouclés, portant une ample chemise
rose, usée, me demande si je n'aurais pas « un petit peu de
monnaie ». Bon, allez, je fouille dans mes poches tout en n'oubliant
pas de la prévenir: moi-même, je suis l'homme le plus pauvre
de Montréal.
«
Non non, c'est moi! s'écrie-t-elle aussitôt.
- Toi? Mais
tu n'es pas un homme...
- J'oubliais!
(Elle fait la moue.) Alors je suis la femme la plus pauvre de Montréal.
»
Et
cette moue méritait bien trente-cinq sous.
David
Pêle-Mêle
|