Nos deux globe-trotters ont quitté récemment pour l’Amérique
Centrale, armés uniquement de leur bonne humeur et de leurs passeports
diplomatiques Klingons. À Antigua, ils étudient l’espagnol.
Boivent. Séduisent des touristes allemandes. Font la dolce vita.
Sans oublier de rédiger quelques chroniques, çà et
là, juste pour votre petit bénéfice, à vous,
lecteurs gâtés-pourris de Ma Commune Légère.
Ça va vous réchauffer, si vous pensez que l’hiver est froid
et « gloomy », petites natures que vous êtes. Voici un
petit vent chaud qui arrive du Guatemala, alors profitez-en, pendant que
ça dure!
Religion, Sécurité et
Justice
(Pablo)
Antigua de Los Caballeros,
première capitale de l’Amérique Centrale. Depuis chaque coin
de rue de cette charmante bourgade coloniale, on peut distinguer l’un des
trois volcans qui surplombent solennellement la ville. Cité prospère
et de loin la plus riche de tout le Guatemala, parce qu’elle est, avant
toute chose, un centre historique et religieux; depuis un mois d’ailleurs,
Antigua s’enorgueillit d’une sanctification. En effet, le Pape,
lors de son dernier et tout récent passage, a admis au rang de vénérable
le frère Pedro de Betancourt, un homme qui attire des hordes de
pèlerins à l’église San Francisco... Antigua, par-dessus
le marché, reçoit bon an mal an des millions de visiteurs
durant la semaine sainte: même sans Pedro-le-vénérable,
il s’agirait encore de l’une des plus spectaculaires processions du continent.
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Les églises sont ici
tellement nombreuses, et tellement imposantes, que la ville ne peut les
entretenir toutes; la plupart sont pratiquement en ruine, et inaccessibles
aux visiteurs. Malgré tout, depuis mon dernier passage il y dix
ans la ville s’est beaucoup modifiée: j’en veux pour preuve l’apparition
quasi miraculeuse (béni sois-tu, Pedro de Betancourt) d’un McDonald’s,
d’un Burger King, de dizaines de nouveaux cafés Internet... et,
surtout, des fameux parcomètres humains... Pour ceux qui ne connaissent
pas ce phénomène, il s’agit de personnes désoeuvrées
surveillant les voitures des autres, et puis qui les guident pour se stationner,
et lavent les vitres, cirent les carrosseries... On les reconnaît
à leurs belles serviettes rouges et à leurs chaudières
d’eau... Vous me direz que ça n’a absolument rien de nouveau dans
les grandes métropoles du tiers-monde, mais pour Antigua-la-puritaine,
riche et vraiment conservatrice, j’ai trouvé cela très choquant.
Oui, même moi, il y a des choses qui peuvent me choquer!
Partout au Guatemala il y
a dix ans les infrastructures routières étaient vraiment
moins développées qu’elles ne le sont aujourd’hui. Et quelle
différence! Jadis par contre l’on ne voyait de gardes armés
que devant les édifices gouvernementaux, ou les banques, ou les
bijouteries. À présent, ces gardiens de sécurité
sont omniprésents, partout. Devant chez McDonald’s. Chez Burger
King. Devant les hôtels, et les restaurants. Même les camions
de livraison du Coca-Cola sont escortés par des hommes en vestes
pare-balles, munis de gros shotguns astiqués, et exhibés
avec une virilité ostentatoire, bien en évidence... À
ce niveau, la situation, donc, se sera lamentablement dégradée.
(La police ne fait plus son boulot.) Par exemple, le mois dernier, dans
la capitale, il y a eu plus d’une cinquantaine d’attentats dans les autocars
municipaux. Résultat, vingt-cinq morts. Et une quarantaine de blessés...
Ces bandits ont la très mauvaise habitude de tirer puis de poser
les questions après. C’est le pur bordel, à un point tel
que les chauffeurs d’autocars, exaspérés, se sont organisés
en groupes armés, afin de se faire justice eux-mêmes, et ce,
vous allez rire, en contre-attaquant les bandits dans leur propre
repaire malfamé: les bidonvilles! C’est digne d’un film, ça!
Quel scénario enlevant!
Autre exemple fort éloquent
s’il en est. Le quinze septembre, jour de la Fête nationale guatémaltèque,
dans un petit village de la région de Solola, un policier, tout
à fait ivre, abattit une pauvre dame sans défense. Complètement
outrée, et furieuse, la populace mit la main au collet du flic en
question, l’attacha à un arbre, le roua de coups, et le trucida,
tout cela au vu et au su des autres policiers impuissants (ou alors indolents),
avec photos à l’appui, en première page! Notre Allô
Police national peut aller se rhabiller lorsqu’on le compare aux journaux
d’ici.
Pour résumer un peu,
la justice du Guatemala est tellement corrompue, et inefficace, que le
peuple prend de plus en plus l’habitude, stupéfiante, de se faire
justice lui-même. Et le plus troublant dans tout ça, c’est
que trop souvent, lorsque des hors-la-loi sont occis (ou, plus rarement,
arraisonnés), leurs chefs sont des policiers, ou des militaires.
Eh oui! Mais soyez sans crainte pour votre correspondant de guéguerre
favori: je me suis procuré un lance-roquettes sur le marché
noir, hier, puis, avec ma taille impressionnante pour les standards locaux,
mon nouvel armement sous le bras, et pas rasé par surcroît,
les truands de tout acabit et même les militaires n’ont qu’à
bien se tenir... Par contre, les gars, euh, j’aimerais bien que vous me
fassiez parvenir une veste en Kevlar. Ici, les stocks sont pour ainsi dire
discontinués!
Une Journée Typique
(Vincent)
Je me lève généralement
vers sept heures du matin, afin de prendre une bonne douche, parfois chaude,
mais parfois froide, tout dépendant de la quantité d’électroménagers
qui fonctionnent en même temps (puisque, dans la maison où
je demeure, l’eau des douches n’est chauffée qu’une fois dans la
tête de douche, par un système électrique quelconque:
s’il y a trop d’électroménagers en fonction simultanément,
eh bien... nous perdons toute l’eau chaude). Après la douche, je
déjeune. Les déjeuners sont composés, le plus souvent,
de fèves, d’oeufs, de pain et de confitures, de fruits, ou de céréales.
Mes cours d’espagnol débutent à huit heures tapant, pour
se terminer à midi. Mon professeur est une gentille Latina de vingt-deux
ans. Elle est mariée et a un petit garçon. Je n’apprends
pas encore assez vite à mon goût; il y a beaucoup de touristes,
ici, à Antigua, et finalement, on parle toujours en anglais! Pour
le dîner, la mère de la maison, que l’on surnomme Chiki,
nous prépare toutes sortes de mets guatemaltèques composés
le plus souvent de fèves, steak, poulet, avec toutes sortes de légumes
(dont certains m’étaient inconnus jusqu’à ce jour), et puis
du riz, et des pommes de terre, ou de la soupe. La même nourriture
est servie à la famille et aux visiteurs. Plusieurs personnes mangent
leur dîner à la table de Chiki. Ils entrent par la porte d’entrée,
vont s’asseoir, et Chiki leur sert des assiettes... Je ne sais toujours
pas si tout ce beau monde est vraiment de la famille. Tout ça pour
dire qu’elle doit bien nourrir une vingtaine de personnes, chaque midi.
Après le dîner, c’est la sieste, et, vers quatorze heures
trente, je me retrouve habituellement au Parque Central, en train
de lire, d’étudier mon espagnol, ou de converser avec les touristes.
Parque Central, c’est le centre-ville d’Antigua, un espace vert de style
colonial, avec une grosse fontaine, juste au centre. L’endroit grouille
de femmes et d’enfants indigènes (les Cakchikels) voulant tous vous
vendre des produits textiles, bijoux ou autres babioles pour quelques Quetzales
(la monnaie locale). Ils ont appris la vente sous pression et, à
la moindre rebuffade, ils vous expliquent combien ils ont besoin de manger,
pleurnichent, et bref, vous font sentir un peu mal... Ce n’est qu’après
moult «No gracias» et «No necessito»
qu’ils partent en quête d’une nouvelle proie. Vers vingt heures,
c’est le souper. Pour avoir une idée des menus, relisez la description
du dîner: c’est quasi identique, mais dans une atmosphère
vespérale différente, c’est tout... Ensuite, c’est soit une
sortie dans l’un des bars d’Antigua (il y en a un nombre impressionnant,
pour une si petite ville), soit de la lecture. Pour ceux qui se demandent
comment est la vida noche à Antigua, eh bien, les bars ferment
à une heure! Il y a une foule d’endroits où aller boire,
allant du pub irlandais au shack guatemaltèque, mais je n’ai toujours
pas trouvé le courage d’entrer dans ces derniers. Et finalement,
c’est le temps de dormir.
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Étrangement, les journées
se succèdent très rapidement, puisqu’un simple voyage à
la buanderette, pour moi qui m’exprime fort mal en espagnol (sans parler
de mon mythique sens de l’orientation), devient une véritable aventure.
Il m’est arrivé de me fixer un but précis, comme par exemple
de trouver telle boutique, ou tel magasin, puis de le chercher pendant
une heure, en pure perte, pour finalement renoncer. La fin de semaine,
puisqu’il n’y a pas cours, c’est le temps idéal pour les activités
dites « touristiques »... Nous avons donc gravi le volcan Pacaya.
Jeter un oeil à l’intérieur du cratère volcanique
a été plutôt décevant: étant en activité,
ce volcan produit perpétuellement de la fumée, ce qui, bien
entendu, nous empêche de distinguer quoi que ce soit d’autre. Par
contre, la vue qu’offre le sommet était absolument splendide. Au
cours de la descente, il se mit à pleuvoir très légèrement;
apparut alors un arc-en-ciel comme je n’en avais jamais vu (je devrais
plutôt appeler cela un « rond-en-ciel », puisque l’arc
était d’au moins deux cents degrés. La fine pluie et le soleil
oblique donnaient au gazon une apparence fluorescente. Bref, c’était
à couper le souffle.
Monte Rico
(Pablo)
Après l’escalade du
volcan Pacaya en fin de semaine dernière, nous sommes partis cette
fin de semaine-ci pour la plage du Monte Rico, sise sur les rivages majestueux
de l’océan Pacifique. Plus de quatre longues heures de bus, en compagnie
de la volaille, et dans un espace beaucoup trop exigu pour mes grandes
jambes, une périlleuse traversée en pirogue et finalement,
l’arrivée dans ce fameux Parc national. Il s’agit d’une réserve
protégée, où les tortues viennent pondre leurs oeufs,
chaque année, à cette période bien précise...
L’on n’a pas eu la chance d’assister au phénomène en question,
mais nous avons fait une assez belle ballade dans les marais salants afin
d’y observer une faune et une flore somptueuses et très diversifiées.
Ça a des petits airs de bayou de la Louisiane (avec les crocodiles
en moins, puisqu’ils ont tous été chassés). Mon ami
Vincent avait, évidemment, oublié sa crème anti-moustiques,
et par-dessus le marché, il n’avait que des sandales aux pieds;
il s’est donc fait manger tout cru par les moustiques. J’espère
seulement qu’il ne se tapera pas la dengue ou le paludisme (qui abondent,
dans cette région tropicale). Une semaine encore ici, puis nous
prendrons la route du Lago Attitlan pour aller vivre chez des Mayas (des
Cakchikel) qui m’ont gentiment invité à passer un peu de
temps chez eux... Je crois fermement qu’ils vont tenter de me marier, ou
de marier Vincent, à l’une ou l’autre de leurs filles. Nous verrons
bien.
Vogue la galère
(Pablo)
Lago Attitlan. Un lac. Trois
volcans. Des montagnes luxuriantes où tout pousse, depuis les avocats
jusqu’aux régimes de bananes, en passant par le café, les
oignons, les oranges. La population indigène du Lago vit sur ces
berges depuis des centaines, voire des milliers d’années. Elle se
nourrit des produits cette terre qui est si fertile, et, en même
temps, si destructrice. Lorsque l’un de ces magnifiques volcans s’éveille,
et avale des communautés entières dans sa torrentielle salive
de boue et de magma, il ne reste que du désert... Mais Attitlan,
à l’instar du phénix, renaît toujours de ses cendres;
la vie, en ce lieu, est si dense et tellement « tenace » que
même la calamité naturelle ne saurait faire abstraction de
tant d’abondance ou de vivacité.
Les Cakchikels m’ont ouvert
les portes de leurs maisons perchées sur les flancs escarpés
des montagnes bordant ce lac d’un bleu intense et profond. Je vis à
San Antonio Palopo, hébergé par les deux filles du maire
de ce petit village. Maria et Nicolassa sont artisanes; comme presque toutes
les femmes de cette société, elles tissent, elles brodent
de superbes vêtements, tout en demeurant célibataires (malgré
la trentaine avancée), puisque l’alcool à fait des ravages
énormes chez les hommes de la région, et qu’elles n’ont pas
l’intention d’épouser des alcolos. Nous dormons sur des nattes tressées
pour nous protéger du froid pendant l’hiver guatémaltèque
(à 1560 mètres d’altitude, le plancher est glacial). Ici,
les rues sont pour moi comme d’étroites ruelles, et, chaque après-midi,
en cette saison, elles se transforment en de petits ruisseaux qui transportent
les ordures citadines jusqu’au lac, afin d’y nourrir les poisseux petits
poissons. À gauche, nos voisins élèvent des porcs,
puis quelques rachitiques poulets. À droite, une femme tisse, avec
patience, une belle ceinture qui lui demandera plus de deux semaines de
travail, mais qu’elle ne vendra que quelques dollars à Gringotenango...
Au petit matin, les hauts-parleurs de l’église grinchent au son
de la prière catholique récitée en dialecte Cakchikel...
L’air s’emplit des parfums du bois qui brûle, et des frijoles qui
mijotent... Ici, on se sent loin de tout, et l’on s’en porte très
bien. Merci la vie.
Me suis dégoté
un voilier, le Sirocco (c’est son nom actuel). Un Santana 37' sloop
1972. Fiberglass. Moteur diesel Perkins 50 chevaux-vapeur. Trois panneaux
solaires. Un radar. Un GPS. Un sonar. Quatre voiles principales (trois
différents focs). Poêle et four à gaz. Frigo. Six lits.
Énormément de rangement. Deux réservoirs, de cent
gallons (pour eau et diesel). Intérieur impeccable; plusieurs problèmes
d’esthétique. Le dinghy est totalement en ruine. Bref, une perle,
en comparaison de tout ceux que j’ai vus... J’ai déposé une
offre sérieuse de treize mille dollars US, c’est-à-dire plus
ou moins vingt-deux mille balles pour des Canadiens, et j’attends la réponse.
La proprio est à Panama, et il me faut faire affaire avec un Gringi
patron de marina, qui commence une carrière de boat-broker.
À l’abordage, ladrones.
Pablo
Escapar/Vicente Lassombras
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