Suite aux chroniques tunisiennes
d'octobre 2001 et à l'étonnante chronique malienne du mois
dernier, Ma Commune Légère est fière (et se sent d'ailleurs
assez jet-set) de publier ce mois-ci la copieuse correspondance de notre
globe-trotteur, l'invétéré Seb Patry, grand voyageur
devant l'Éternel et corsaire pacifique, qui a parcouru les terres
de l'Érythrée et les mers Rouge, Égée, et Adriatique.
ce que vous êtes sur le point de lire, n'est PAS commandité
par les hôtels Best Western, qui sont des piaules strictement merdiques.
Top-modèle méditerranéen
évadé d'un tripot malfamé prenant la pose devant Nice.
Introduction
Au sujet du nom de cette mer,
il existe plusieurs théories. En voici quelques-unes, que j'ai lues
ou entendues, et qui tentent d'expliquer le pourquoi de cette appellation
plutôt singulière. La première théorie veut
que la mer, au coucher du soleil, prenne pour quelques instants une teinte
variant du rose à l'orangé, à cause des reflets de
la lumière sur les montagnes environnantes. J'ai moi-même
assisté à ce spectacle à plusieurs reprises sur les
rives de la péninsule du Sinaï, mais, cet endroit excepté,
je n'ai jamais constaté le phénomène ailleurs, ni
au Soudan, ni en Érythrée.
La seconde théorie
veut qu'il y ait, de temps à autres, une épidémie
d'algues rouges à cet endroit, qui transforme certaines parties
du littoral en bain toxique pour les poissons. Ce phénomène
est plutôt rare, survient une fois tous les vingt ans environ, et
ne se produit que sur une faible étendue de la proportion totale
de la mer Rouge.
La troisième théorie
est, d'après moi, la plus plausible. Les premiers textes faisant
mention de la mer Rouge qui nous sont parvenus sont ceux d'Agathagnides
de Cnide, un géographe grec qui travaillait pour Ptolémée
II. Ce précurseur de la géographie moderne a composé
un petit atlas du monde connu de son époque. Il a baptisé
la mer dont nous parlons du nom des habitants de ses rivages, dont les
descendants vivent aujourd'hui en Jordanie et dans le golfe d'Aqaba (l'antique
cité de Pétra). Ces indigènes se nommaient les «
Hommes de la Terre Rouge ». En Grec, notre mer s'appela donc à
l'origine: « la mer des Hommes de la Terre Rouge ». Avec le
temps, cette trop longue expression fut abrégée en «
mer Rouge » (Erythreas en ancien grec). Les géographes occidentaux
adoptèrent ce même nom. Après leur débarquement
à Massawa, les Italiens baptisèrent leur toute nouvelle colonie:
« Eritrea », s'inspirant, eux aussi, d'Agathagnides de Cnide.
Au niveau géologique,
la mer Rouge est un rift, c'est-à-dire une faille profonde, et mouvante,
qui s'agrandit peu à peu pour creuser un écart toujours plus
grand entre la plaque tectonique de l'Arabie et le continent africain.
À cause de la nature même du rift, on a constaté au
fond de la mer Rouge une activité volcanique relativement intense
(découverte par une équipe de la Calypso, au Soudan, puis
au Yémen). Le littoral des deux rives de la mer Rouge est plutôt
aride et montagneux, à cause de cette activité géologique
constante, et qui ne date pas d'hier. La principale particularité
hydrographique de ce plan d'eau est qu'il ne possède aucun affluent
majeur. Durant la mousson, les pluies font en sorte que des torrents sporadiques
(des Wadi, en Arabe) surgissent des montagnes, mais ces derniers s'assèchent
rapidement. Ce détail contribue à faire de la mer Rouge la
mer la plus salée du monde à part la mer Morte; d'ailleurs,
plus on remonte vers le nord (golfe de Suez), plus la concentration de
sel dans l'eau est élevée. Cette haute densité saline
s'explique également par la température locale. En effet,
il fait si chaud, dans cette région, que l'eau s'évapore
plus rapidement qu'elle ne peut être renouvelée par l'Océan
Indien via le détroit du « Bab El Mandeb » (la Porte
des Lamentations, en Arabe). Ces conditions réunies font toutefois
de l'endroit un paradis sous-marin pour la vie coralienne, qui abonde,
partout ou presque, entre les fonds de cinq à soixante mètres.
Des Érythréens
en particulier
Ce peuple de la Corne de l'Afrique
a connu l'une des guerres les plus longues et les plus tragiques du vingtième
siècle: presque trente années de guerre civile ininterrompue
contre l'Éthiopie, un voisin vingt fois plus populeux et à
peu près autant de fois plus riche. Après avoir complètement
libéré leur territoire, le F.P.L.É. (Front Populaire
pour la Libération de l'Érythrée) s'en fut envahir
puis conquérir la capitale éthiopienne afin de se doter des
moyens nécessaires à la négociation d'une paix plus
ou moins définitive en renversant le gouvernement d'Addis-Abeba.
Après à peine quelques années de prospérité,
un nouveau conflit éclata entre ces « alliés »
d'Asmara et d'Addis, qui se feront une guerre conventionnelle de plusieurs
mois pour régler un différend frontalier (quelques parcelles
de désert et deux ou trois hameaux). Cette bataille sera comparée
par les historiens à celle de Verdun (14-18) à cause de son
ampleur, et de sa cruauté, et surtout pour les méthodes archaïques
qu'employèrent les deux armées en présence: tranchées,
champs de mines, artillerie, tanks et bombardements aériens de populations
civiles. La boucherie fera plus de 150 000 victimes, et la paix entre les
deux belligérants n'est toujours pas signée. Seul un précaire
cessez-le-feu tient le coup depuis près de deux ans grâce
à la présence de quelques milliers de Casques Bleus déployés
sur la zone frontalière.
Le bon côté de
cette tragique histoire est que tous ces conflits ont aidé à
bâtir une puissante solidarité chez les Érythréens.
Pour lutter et gagner contre un adversaire en théorie beaucoup plus
fort, les gens de l'Érythrée durent se serrer les coudes
et développer un ciment social unique dans toute l'Afrique. Comme
les femmes furent, au même niveau que les hommes, impliquées
et combattantes, elles ont atteint dans les tranchées une émancipation
jamais vue dans la région (surtout en comparaison des Saoudiennes
et des Soudanaises), ce qui est assez sexy, merci.
Il était
une fois un pays
Massawa est également
connue localement sous le nom traditionnel de « Mitzawa ».
C'est une métropole portuaire fondée aux environs du VIIe
siècle de notre ère, pour compenser la destruction de l'antique
port de mer d'Adoulis et permettre aux marchands abyssins d'exporter leurs
denrées outre-mer. Très rapidement toutefois, le Négus
perdit son influence sur la région au profit des Arabes qui, à
ce moment, étaient en pleine expansion religieuse, commerciale,
et militaire. Suite au déclin des Arabes, les Turcs Ottomans prirent
la relève, ce qui explique l'architecture unique de la ville (on
a baptisé ce style arabo-turc). La particularité des maisons
de l'endroit est leurs terrasses construites sur les toitures, terrasses
permettant aux habitants de se rafraîchir un peu durant les longues
nuits suffocantes de l'été. Massawa est d'ailleurs l'un des
endroits les plus chauds de la planète, avec une moyenne annuelle
de trente-cinq degrés Celsius, et plus de cinquante degrés
Celsius à l'ombre durant la canicule estivale!
La ville montre encore les
cicatrices des nombreux conflits qui ont ensanglanté ses rues: trous
de balles sur les murs, éclats d'obus, épaves diverses. Malgré
l'âge vénérable de l'agglomération, peu de maisons
disposent de l'eau courante. Les douches et les toilettes sont une denrée
rarissime, et seuls les riches peuvent se permettre ce « luxe »,
considéré en Occident comme le minimum du confort concevable.
La populace de Mitzawa, à l'image du pays lui-même, est divisée:
moitié chrétienne (copte), moitié musulmane (sunnite).
Les gens sont très tolérants les uns envers les autres, et
des mosquées côtoient des restaurants où la bière
coule à flots. Puisque le pays est encore et toujours en état
de guerre, et ce malgré un prétendu cessez-le-feu qui dure
depuis près de deux ans, on retrouve beaucoup plus de femmes que
d'hommes dans les rues, ce qui, pour moi, constitue un sérieux avantage,
car je trouve ces dernières absolument attirantes, très distinguées,
fort autonomes par-rapport aux hommes, et relativement émancipées,
contrairement aux femmes des autres contrées africaines.
Vue plongeante sur la nef
des soudards, un lendemain de brosse (ils dorment).
La petite histoire de
mon
expédition en
mer Rouge
Je quittai Massawa le vingt
mars, à bord du catamaran « Vida Alegria »: dix-sept
mètres de longueur, huit mètres de largeur, un moteur de
trente chevaux-vapeur (trop faible néanmoins pour les treize tonnes
du voilier). Trois heures à peine après avoir quitté
le port, je pêchais mon premier poisson, prise spectaculaire: un
thon (ou une boniche) de plus de douze kilos! En soirée, un vent
du Nord se leva, et, durant la nuit, nous nous battîmes dans la tourmente
pour atteindre le mouillage le plus proche, en l'occurrence, l'île
de Harat, où nous avons cru arriver vers les trois heures du matin
sans pouvoir apercevoir quoi que ce soit. Le GPS nous indiquait la position,
et le profondimètre marquait moins de cinq mètres de fond,
alors nous jetâmes l'ancre à l'aveuglette. Au petit matin
nous vîmes les berges de Harat, levâmes l'ancre pour s'en rapprocher,
et pénétrèrent dans un mouillage plus sécuritaire,
puisque le mauvais temps sévissait toujours. Deux jours plus tard
vint l'accalmie, alors nous reprîmes la mer cap au nord-ouest en
direction de Difnein Beacon.
Nous stoppâmes encore
une journée afin de laisser passer un mauvais vent, mais ensuite
nous fîmes quarante-huit heures de moteur et d'un peu de voile: deux
jours sans interruption, ce qui nous fit quitter définitivement
l'Érythrée pour entrer dans les eaux territoriales soudanaises.
Notre premier stop soudanais est à Talla talla Saquir, une île
déserte ceinturée d'une petite barrière de corail.
La vie marine semble y être très riche. Nous jetons donc l'ancre
vers les cinq heures du matin et la mer est un véritable miroir.
Pendant plus de deux heures, je demeurai sur le pont à observer
les bancs de poissons, les requins qui chassent à l'aube, les tortues
curieuses qui faisaient surface près du catamaran pour y jeter un
oeil. Ébloui par tant de beauté et de diversité, j'ai
mis presque une heure à sortir simplement l'équipement de
plongée. La vie sauvage de ce petit coin de paradis est telle que
même les oiseaux viennent se poser sur le bateau, et certains audacieux
vont jusqu'à entrer dans nos cabines pour y passer la journée!
Cinq jours de mauvais vent me permirent de faire les plus merveilleuses
plongées en solitaire de ma vie, et je conserve un souvenir limpide
et impérissable de cet Éden aquatique.
Après les mauvais vents,
nous partons de cette île enchantée en direction de Suakin,
deuxième port en importance au Soudan. Suakin fut jadis fondée
par le pharaon Ptolémée II, pour s'assurer un approvisionnement
en myrrhe et en ivoire depuis l'Afrique australe, et l'accès à
ce port, assez difficile, est un étroit chenal long de plusieurs
kilomètres et traversant une plate-forme corallienne peu profonde.
Au centre de Suakin se dresse un important champ de ruines maintenant protégé
par l'UNESCO: il s'agit de la ville antique construite de sable et de corail,
et qui résiste fort mal au vieillissement (seuls les minarets restent
encore debout dans ces vestiges épars).
La bouffe soudanaise est délicieuse.
Je découvre un pays qui vit au rythme de l'Islam et de ses prières
quotidiennes scrupuleusement respectées. Les hommes portent presque
tous la traditionnelle « Djelabah », et les Soudanaises demeurent
invisibles aux étrangers.
Nous avons fait le plein de
diesel, rempli le réservoir d'eau potable, acheté des provisions,
des légumes, des pâtisseries locales très abordables,
et des conserves absolument hors de prix, mais malheureusement indispensables
pour nos stocks. Sommes repartis après trois jours. À la
sortie du port, un tanker remorqué par des tug boats nous bloqua
soudainement le passage. Nous tentâmes de l'éviter, mais le
catamaran s'échoua à pleine vitesse sur un récif de
corail. Après une demi-heure de panique où nous essayâmes
à bras d'homme de dégager le voilier de ce damné récif,
un tug boat nous tira de là avec un câble, en moins de deux.
Nous revînmes au port, donc, afin de constater les dégâts
(minimes, par une chance inouïe). Une fuite toute petite dans la coque
provoquait une entrée d'eau dans ma cabine, et le gouvernail était
un peu égratigné. Le lendemain, le temps était encore
assez calme pour que l'on puisse reprendre la mer; avec un petit vent d'ouest,
on a même pu sortir les voiles pour aider le bateau à progresser
nord-est pendant les quatre ou cinq premières heures. Notre progression
demeura excellente jusqu'au milieu de la nuit, où, encore une fois,
nous nous tapâmes un vent nordique, en plein dans le nez. Impossible
d'avancer. L'on changera donc de cap pour aller chercher un abri sur la
côte. Plusieurs heures de navigation inconfortable s'écoulèrent
jusqu'à ce que l'on éteigne enfin le moteur pour se laisser
dériver jusqu'aux aurores, afin d'y voir plus clair pour trouver
le passage menant à notre petit mouillage.
Nous avons passé la
semaine suivante à progresser doucement d'un ancrage à l'autre,
sur cette côte semi-désertique qui offrait quand même
de nombreux refuges pour les petits voiliers. Une nuit, je fus éveillé
en sursaut par le tumulte des cordages qui cognaient sur le grand mât.
Ce bruit étant inhabituel, le capitaine et moi allèrent vite
sur le pont avant, afin de constater que la corde d'ancrage s'était
enroulée autour de la quille. Le voilier était pris en perpendiculaire
au vent, ce qui expliquait le tintement assourdissant des câbles
sur le mât. Je sortis donc ma combinaison sous-marine, et plongeai
dans l'obscurité pour tenter de démêler ce bordel sous
l'eau. Cette plongée nocturne me valût une bonne grippe ainsi
que de multiples coupures aux mains, à cause de ces coquillages
tranchants qui pullulent sur la quille et sous le bateau.
En reprenant notre chemin
vers le nord-ouest, nous eûmes à notre grand bonheur cinq
journées complètes de temps calme, ce qui suffit à
notre équipage pour rallier le sud égyptien et faire une
escale-éclair à Marsa Alam afin de s'approvisionner en diesel.
Le capitaine se fit d'ailleurs arnaquer par les détaillants locaux
sur le taux de change, lors de l'achat du diesel (Welcome to Egypt). Sur
ces entrefaites, j'avais eu, moi, le temps de sortir de l'eau quelques
poissons, et surtout un calmar de bonne dimension (une seiche, en réalité),
que j'apprêterais ensuite en succulent « ceviche mexicain ».
En quittant cette escale, nous profitâmes encore d'une accalmie,
et, même, d'une petite brise du sud qui nous poussa jusqu'au port
de Mina Safaga, enclave touristique sans histoires bourrée de schleus
(les boches) et d'Égyptiens avides de fourrer n'importe quel blanc-bec.
Pour ce qui est de la plongée, ne m'en parlez pas; après
le Soudan, c'est exactement comme de marcher sur la lune après avoir
visité la forêt pluviale de l'Amazonie: les coraux sont détruits
par les hordes de plongeurs européens qui sont acheminés
quotidiennement par gros dive-boats jetant d'ailleurs leurs ancres directement
sur les récifs coralliens! Il restait seulement là quelques
poissons tropicaux s'accrochant vaillamment à la vie, malgré
leurs écosystèmes bousillés. Notre charmante escale
à « Deutchland in Rotten Mer » (l'Allemagne sur la mer
Rouge) prit fin après trois jours, et le catamaran mit le cap plein
Nord. La première soirée fut difficile. Le lendemain, nous
sommes allés mouiller au large de Shekel Island durant deux ou trois
heures, avant que de repartir, avec un petit vent septentrional qui nous
poussait dans le derrière. Nous atteignîmes enfin le célèbre
golfe de Suez.
Cet ultime tronçon
de la mer Rouge était rempli d'embûches, car il s'agit d'une
voie maritime fort achalandée nuit et jour. D'énormes cargos
foncent à plus de dix-huit noeuds, et ceux-ci ne sentiraient même
pas une éventuelle collision avec notre minuscule voilier. Le golfe
est également constellé de plates-formes de forage, dont
certaines abandonnées, et donc sans phares et invisibles la nuit.
D'autres plates-formes ne sont pas indiquées sur les cartes marines.
Bref, beaucoup de stress, merci, et durant les « tours de garde »,
l'on devait redoubler de vigilance devant tous ces obstacles. Le pire survînt
au petit matin. Un appel radio retentit sur le canal d'urgence: «
Navigation Warning! I repeat: Navigation Warning! Weather Forecast: Sandstorm
& 20 to 30 Knots of Wind for the Gulf of Suez, starting around noon.
» Grosse déception pour notre équipage (moi et le capi).
Nous cheminâmes encore quelques heures, puis, après le lever
du soleil, fîmes voile vers l'un des rares bons mouillages du coin:
Marsa Gwalib, à cent milles nautiques au sud de Port-Suez. Une fois
sur place, nous préparâmes le voilier pour la tempête
de sable, attendîmes un peu, et midi passa, et la fameuse tourmente
du désert (« khamsin » en Arabe) ne vint jamais. Nous
levâmes l'ancre pour reprendre le large. À peine dix minutes
plus tard, un vent du nord de quinze noeuds nous força à
rebrousser chemin en catastrophe. Dans les jours qui suivirent, nous vécûmes
notre première vraie tempête en mer Rouge, agrémentée
de vents de plus de cinquante noeuds (plus ou moins 100 km/h) sans un seul
nuage, pourtant. Grand soleil, et une mer déchaînée
avec des vagues monstrueuses qui faisaient rouler ce voilier de treize
tonnes comme un petit bouchon.
Petite Épilogue
de la mer Rouge
Cette histoire m'a été
contée par François et Dominique, un couple français
qui navigue depuis près de dix ans sur la mer Rouge et l'Océan
Indien. Je n'ai moi-même jamais rien vu de tel, mais ce que vous
allez lire m'a frappé, à un point tel que je ne pouvais pas
passer l'anecdote sous silence.
C'était il y a plusieurs
années de cela. François et Dominique naviguaient à
bord de leur voilier « Ouma » au large du Yémen. Le
temps était très mauvais, alors, pour éviter les récifs
et les îles, ils mirent le cap sur la haute mer, afin d'y être
plus en sécurité. Le bateau vogua donc une bonne partie de
la nuit pour atteindre une distance respectable des côtes, environ
soixante milles nautiques (150 km). Au petit matin, François sort
dans le cockpit pour observer comment la tempête se porte, quand,
tout à coup, il croit apercevoir ce qu'il pensait être un
gros morceau de bois flottant dans les vagues. Il prend ses jumelles et
essaie de retrouver parmi les vagues cette vision singulière (en
mer Rouge, il n'y a pas de bois flottants, ou très peu, à
cause du littoral exclusivement désertique). Finalement, entre deux
immenses « rouleaux de Poséidon », il aperçoit
un homme sur sa pirogue, avec une rame dans les mains, qui pagaie doucement
dans la tempête. Alors François vérifie si sa tasse
de café ne serait pas, par hasard, remplie de LSD, se frotte les
yeux, et regarde à nouveau. Il s'agit d'un Yéménite
avec son turban sur la tête, assis dans une pirogue minuscule faite
d'un seul tronc d'arbre creusé! Dans sa pirogue, il y avait aussi
quelques bouteilles d'eau, et deux ou trois sacs en plastique attachés.
François lui fit des signes et rapprocha son sloop; le Yéménite
le regarda, et lui répondit par signes qu'il allait vers le sud,
et qu'il n'avait besoin de rien.
Depuis que j'ai entendu cette
histoire stupéfiante, je me trouve assez capricieux et, disons le
mot, tapette, d'avoir des frousses, durant les tempêtes, alors que
je me trouve à bord d'un beau grand catamaran équipé
d'un moteur, d'une radio, d'une cuisine, de deux cents litres d'eau douce,
d'une embarcation de sauvetage avec un moteur indépendant, et cetera,
tandis que lui, le Yéménite anonyme, affronte les pires tempêtes
et les déferlantes avec son petit tronc d'arbre et les muscles de
ses bras comme seul moyen de propulsion!
Seb
Patry
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