LES CHRONIQUES DONATIENNES
(première partie)
par Junior MacO'mmune
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Ce soir-là, à St-Donat, j'étais avec Intuition, la fille de mes voisins.  Ses parents me l'avaient laissée pour la soirée car ils étaient partis au Manoir des Laurentides, le gros hôtel-motel du village, pour regarder un match de tennis présenté sur écran géant entre André Agassi et Pete Sampras. Il faisait chaud et l’air était aussi collant que de la Crazy Glue.  Intuition jouait avec ses poupées Barbies sur les tuiles de vinyle de ma modeste cuisine.  Moi, fasciné par cette petite fille, je la regardais en silence, sirotant un rhum&coke et fumant d’innombrables cigarettes.  J’habitais un chalet qui avait servi d’animalerie avant que Monsieur Parter, un espèce de Beden Pawel, ne vende son domaine et les chalets de camp à monsieur Boisclair, mon propriétaire actuel.  Par la fenêtre, derrière Intuition, je vis une ombre passer. C’était lui, Marc Boisclair!  Il faisait sa ronde du soir habituelle dans ses habits bariolés.  Pour moi, il n’était qu’un cosaque, mais les gens de St-Donat lui vouaient un grand respect.  Sa renommé n’était sûrement pas étrangère au fait qu’il était riche et possédait, en plus de La Sablière, beaucoup d’autres domaines dans la région ainsi que le golf.  Il ne m’avait jamais vraiment aimé, et moi non plus, à cause des ses palabres et ses jérémiades.  A chaque fois qu’il me voyait il se souvenait avec amertume du jour, il y a dix ans, où il nous avait surprit, moi et François, en train de sordidement faire griller des crapauds vivants avec du salpêtre, du souffre et du charbon.  Il m’envoya tout de même la main comme s’il désirait un armistice et j’ouvris la porte grinçante, qui manquait visiblement d’un soupçon de WD-40, pour lui parler un peu, comme tout bon locataire.  En entrant, il eut un regard désapprobateur en direction de ma cigarette (sa femme, une grosse fumeuse, avait su cet été qu’elle avait un cancer au poumon).  Il me parla évidement de ses inquiétudes à propos de la bégueule et pimbêche créature qu’il avait mariée et, par une parabole que j’ai du mal a traduire ici, de l’érosion de la falaise sur le bord du lac Archambault qui menaçait de faire chuter les chalets en lisière de l’eau.  Il n’oublia pas de faire son discours sur les attitudes libertines de Suzy Gaudreau en faisant la moue.  Il n’aimait pas que cette femme au corps d’albâtre se fasse bronzer seins nus sur la grande plage de La Sablière.  Il disait que cela donnait une mauvaise réputation à son domaine quand le bateau du Manoir des Laurentide, rempli de touristes agglutinés, passait le long de sa plage.  Compatissant d’une façon quelque peu hypocrite, je faisais oui de la tête écoutant pour la millième fois son discours puritain. Pendant qu’il parlait, le sourire dans ma barbe, je me souvenus des fois où il entrait chez ma voisine sans frapper, et ce, en toute connaissance de cause, sachant qu’il l’a trouverait dans sa quotidienne nudité. Cependant, Monsieur Boisclair avait arrêté son petit manège voyeur depuis que Jean-Claude Martin, le chum de Suzy, lui avait clairement fait comprendre qu’il ne tolérerait plus cette chose.  Pour finir son petit discours, Marc me dit, avec son timbre de voix qui se voulait toujours paternaliste, de bien éteindre le vieux B-B-Q bancal qui fumait encore et de ne surtout pas faire veiller la petite trop tard. Je lui dis un merci officiel, sans sincérité, pour qu’il me fiche la paix et, après m’avoir mentionné le pointage du match de tennis (avec docteur Latour, il était le seul à avoir la télévision sur le domaine) Pete Sampras menait 6/4, 6/3 et 4/6, il partit à travers les ronces pour inspecter son beau domaine tel un soldat en faction.

 Intuition, comme me l’avait fait remarquer Marc Boisclair, devait déjà être au lit.  Ses parents m’avaient répété plus d’une fois que je devais la coucher avant vingt-deux heures.  À la radio qui jouait en sourdine du Miles Davis lancinant, l’animateur de Radio-Canada 101,7 annonçait qu’il était maintenant vingt-trois heures moins dix.  Cependant je n’avais pas l’intention d’achaler Intuition avec mes obligations de gardien.  Je prenais un plaisir particulier à la regarder jouer sur le plancher, dans sa robe en corolle.  Elle n’avait pas l’air fatiguée. - Demain, c’est certain, elle ne dira pas à ses parents que je l’ai couchée trop tard... Elle parlait si peu et, étant donné que je la laissais découvrir la vie sans la bousculer, elle m’aimait beaucoup.  Je lui faisais entièrement confiance. Jamais elle me trahirait!

Cette petite fille était devenue peu à peu une bonne amie et même, la meilleure des confidentes.  Les soirs où il y avait du tennis au village, elle m’écoutait radoter pendant des heures sans jamais dire un traître mot.  C’était de même quand elle jouait avec ses poupées, sa perruche verte et jaune, dont les cris perçants me tapaient sur les nerfs, ou son Buzz Light Years (tiens, un anachronisme qui va plaire au petit contemporain d’Intuition). Quand spontanément elle se mettait à parler, généralement pour me poser une question en rapport avec ce dont je venais de lui parler pendant des heures, je l’écoutais attentivement. Elle avait une étrange façon de me présenter ces brèves interrogations, selon toute vraisemblance, elle ne se souciait pas de ma réponse et se contentait de sourire candidement à mon regard perplexe.  Remarquez que cela faisait mon affaire, j’avais rarement quelque chose à lui rétorquer.

Monsieur Boisclair nous avait quittés depuis près de quinze minutes et je me suis dit qu’il serait préférable de mettre fin à la combustion du charbon de bois du charcoal pour ne pas qu’il revienne me faire ses litanies de larbin de pastorale.  Je pris donc la carafe au-dessus du comptoir de l’évier - jadis, elle servait de contenant à un vin de dépanneur bon marché et de mauvais goût.  Je la remplis de l’eau sans chlore du lac Archambault qui, après la baignade, rendait les cheveux aussi doux que de la soie.  Avant de sortir, je pris soin d’apporter quatre tanches de pain « mastique » Weston pour nous faire des rôties au Map-O-spread, notre collation préférée.  Bizarrement, j’avais remarqué que la saveur de notre petit pêché mignon se trouvait à être rehaussé quand je faisais griller le pain sur la braise et, encore plus surprenant, quand la grille avait servi à faire cuire du steak plus tôt.  Je riai en imaginant Monsieur Carrière, le pdg de Map-O, en train badigeonner son produit à saveur d’érable sur la pièce de résistance  à son méchoui de bureau - un castor, évidement!

Quand je fus de retour dans le chalet avec les tranches de pain grillées, le pot de tartinade à l’érable et les deux verres de Quik aux fraises (une autre tradition chez nous) se trouvaient déjà sur la table en mélanine de la salle à manger.  Intuition avait même pensé aux napperons disposés avec minutie et arrivait à ma rencontre tenant deux assiettes en faïence et un couteau qui avait servi à faire brûler du hasch lors de ma dernière fête foraine.  Nous avons mangé en silence nos rôties, les dégustant pieusement telles une bénédiction des dieux. Après cette bonne collation, comme l’air était suffocant, je proposai à ma jeune amie une marche pour se rafraîchir avant que je la borde sous la courtepointe familiale, pour une autre nuit de sommeil.  Sans dire un mot, elle embrassa Barbie et Ken et les déposa dans le gros coffre en cèdre où elle mettait tous ses jouets - il fallait transbahuter, de chez elle à chez moi, ce coffre à toutes les fois que je la gardais. Ensuite, elle prit la housse en velours rouge que sa grand-mère lui avait fait et elle recouvra la cage de l’oiseau criard en murmurant bonne nuit.  Pendant ce petit rituel, je fis cul-sec avec mon verre de rhum&coke, lequel n’avait pas bon goût puisque je venais de faire de même avec le Quik aux fraises.  Après une grimace qui fit rire Intuition. Je saisis mon sac-ceinture de la boutique Inca, camouflant ma marijuana, et j’entrepris de me rouler un petit joint. 

*

Dehors une petite brise venant du nord se levait, et le temps se rafraîchissait un tantinet, à ma grande satisfaction.  Je fus obligé de me faire une queue de cheval avant d’allumer mon « splif », le vent soufflant dans mon dos et mes cheveux virevoltant près de la flamme odorante de mon briquet Zippo cuivré.  Il faisait très noir aux alentours.  Les lumières des chalets avoisinant étaient closes et la lune avait probablement eu un rendez-vous urgent avec le soleil.  Seules les étoiles éclairaient nos pas sur la route cahoteuse en gravier compacté.  L’entière population de la Sablière - ancien domaine de camp de vacance reconverti en bol d’air pour yuppies - était au village pour suivre le tennis et nous étions les seules à veiller sur notre modeste royaume, mis à part Messieurs Boisclair et LaTour qui écoutaient le match sous leurs toits respectifs. Je sentis que ma petite Intuition avait peur de l’obscurité et je lui pris la main pour la rassurer.  Nous avons marché à l’aveugle dans le Sentier des Cricris, surnommé ainsi par les anciens campeurs en raison du champ des grillons en rut qui se fait plus intense à cet endroit.  Chemin faisant, je racontais à Intuition la fois où François, la distraction personnifiée, était tombé dans le marais en essayant de suivre à la course, ses jumelles devant les yeux, un jais bleu, son oiseau favori.  Intuition adorait ça quand je lui racontais les gaffes que François avait fait quand il avait son âge.  Elle rit doucement.  Je sentis toute l’affection qui nous unissait.  Je lui serrai un peu plus la main et elle aussi, comme si nous voulions que ce moment dure pour toujours et que jamais la vie nous sépare.  Arrivés à l’embouchure du sentier, je tirai une dernière bouffée de cette fumée sucrée et apaisante émanant de mon joint et je le lançai à l’eau opaque du marais où une grenouille venait de sauter.  Peut-être faisait-elle partie de la même lignée qu’une de mes anciennes cibles.  J’avais pratiqué mon tir de slingshot sur ces batraciens un été durant avec mon fidèle voisin, Jérôme Fournier.  Après ce joint, comme à mon habitude, je m’allumai une Export « A » médium tout en suggérant à Intuition d’aller regarder les étoiles sur le terrain de tennis.  Elle ne m’avait rien dit mais je savais qu’elle était d’accord.  Les étoiles la faisait rêver et moi j’aimais lui parler des constellations.  Nous avons longé les marécages le long du Sentier au Thé des Bois, près de la grande plage, pour ensuite monter la route qui mène aux terrains de tennis.  Le vieux chien de Monsieur Thompson, se promenant toujours en liberté, vint à notre rencontre pour nous renifler et se faire flatter par Intuition. Le chant des ouaouarons s’atténuant, il nous escorta dans l’herbe humide de la clairière où nous jouions, enfants, à kick la ca-canne, jeu semblable à la cachette, jusqu’a l’entrée du court dont le pourtour grillagé lui rappela les corrections infligées pour lui faire comprendre qu’il ne devait pas pénétrer dans l’arène sacrée.  Avec une gueule visiblement contrariée, il nous fit ses adieux pour regagner sa niche en bois rond peint jaune et brun merde,  comme la majorité des chalets.

Je pris, arrivés sur le terrain en asphalte, l’initiative de me coucher sur le dos pour regarder les étoiles sans me faire mal au cou.  Intuition se coucha, elle aussi, appuyant sa petite tête sur ma douillette bedaine. Je me mis, à ce moment, à gamberger à haute voix.

- Intuition, as-tu remarqué que certaines étoiles brillent plus que d’autres?
- ...
- Moi je pense que se n’est pas les mêmes pour chacun d’entre nous.  Il y en a toujours une ou deux de plus scintillante.  Par exemple, pour moi, les deux plus brillantes sont Bételgeuse, dans la constellation d’Orion, et Aldébaran, dans celle du Taureau.  Je suis sur que toi tu en vois d’autres qui brillent plus.
- ...
- Moi je me dis que se n’est pas pour rien qu’elles brillent plus.  C’est évidement parcequ’elles nous aiment plus que les autres. Tu comprends? Elles sont plus attentives à toi!  Elles brillent pour toi la nuit et même le jour! Cependant, le jour, on ne les voit pas parcequ’il fait clair...

Je venais de réaliser qu’Intuition oscillait entre le réel et son vaste monde des rêves de petite fille.  Il était temps que je la couche, surtout que le match au village devait tirer à sa fin.  Délicatement, je la soulevai dans mes bras, comme le plus précieux des joyaux de l’univers.  Elle me regarda, les popières lourdes, et elle me fit un petit sourire qui me donna la chair de poule. La tête pleine de petits points lumineux, je la transportai jusqu’a son lit.  Je lui apportai son toutou de Bart Simpson, qu’elle serra contre son joli petit minois arborant un air songeur.  Après avoir fermé la radio qui jouait toujours le même jazz calme et somniférique, je vins lui apposer un tendre baiser sur le front pendant que, yeux mi-clos, sans dire un mot, elle me regardait avec ses douces prunelles qui luttaient contre le marchand de sable pour je ne sais quelle raison.  Juste avant que je ne ferme la lumière, elle murmura.
- Les yeux de la NiXe, est-ce comme tes deux étoiles: ils brillent plus quand ils te regardent?
- La NiXe? Mais... Elle ne m’a jamais vu!
- Zzz...

Elle m’avait encore surpris comme à toutes les fois qu’elle me posait une question.  Je suis resté muet.  Je suis sorti de ma chambre d’invité, où mon Intuition dormait, pour me rouler un autre joint et me servir un autre rhum&coke. Espérant que le match ait été remporté par Agassi, mon joueur préféré dû à son look de rock star rebelle, en silence, j'attendis que les parents de la petite reviennent du village.
 
 

Junior MacO'mmune 
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