Les immenses scènes de bataille de Braveheart, de Saving
Private Ryan, sont des numéros de danse sociale en regard de
l'ouverture du nouveau Ridley Scott. Ce dernier, ici, a certainement pris
quelques libertés historiques (négligeables, pour la
plupart, sauf en ce qui a trait au décès de Marc-Aurèle
- qui est décédé de la peste -, et, surtout, à
celui de Commode). Là où il y a vraiment une exagération
toutefois, c'est dans les décors et en particulier dans les «
plans d'ensemble », comme disent les cinéastes, c'est-à-dire
les superbes paysages romains. Hélas le Colisée n'est pas
sensé faire à peu près cent cinquante mètres
de haut: il n'en mesure que cinquante-six. Il n'est pas non plus de couleur
gris métallique, - nous ne sommes pas à nouveau dans Blade
Runner, mais à Rome... Et d'ailleurs ce fameux Colisée
ne surplombe pas la Ville Éternelle: il est construit entre les
deux éminences du Capitole et du Palatin et donc dans un creux.
La fameuse Garde prétorienne n'est pas sensée ressembler
à un Darth Vader cloné à quarante-sept reprises, et
le bouclier de ces soldats d'élite n'était pas - ne pouvait
pas - être noir de jais, comme les boucliers de ces méchants
Space Marines dans le jeu Warhammer 2000. Mais, tout ça,
en fin de compte, est un moindre mal. Ce qui rachète ces maladresses,
ce sont les moments mythiques des personnages. Une scène entre autres
où le jeune Commode se recueille, contemplant un buste d'Hadrien,
lorsque retentit derrière lui la voix de son père, qui demande:
« Est-tu prêt à servir Rome? »
Russell
Crowe fait merveille dans le rôle-titre. Son oeil humide et son douloureux
sourire de résignation lorsqu'il taillade sa peau pour oblitérer
le signe des Légions romaines, sont inoubliables. Un compagnon d'infortune,
le voyant faire, lui demande: « Est-ce là la marque de tes
dieux? », et, sans parler, le héros acquiesce.
«
Cela ne va-t-il pas les mettre en colère? » poursuit l'autre.
Assentiment
encore.
Derek
Jacobi se montre parfaitement sublime comme d'habitude, et impérial
-- c'est, n'est-ce pas, le cas de le dire. Il est l'un des deux, ou trois
plus grands acteurs vivants, et je m'en rends compte davantage à
chacun de ses rôles.
Et
cette extraordinaire phrase de Marc-Aurèle à son fils, phrase
fictive mais qui pourtant aurait pu vraiment sortir de la bouche de l'empereur
stoïcien, à un tel point que ça en est inquiétant:
« Tes tares de fils sont mes failles de père!»
Pour
les jeunes (et moins jeunes) lavalois à casquette, c'est le
gros film de l'été, et voici qu'on leur sert malgré
tout un peu, un petit peu, un tout petit peu, de philosophie. Bravo, messieurs!
*
Pandora,
le nouveau roman d'Anne Rice, reprend un personnage qui n'avait été
développé que fort peu dans les célèbres Chroniques
des vampires (et qui aurait gagné à rester méconnu),
et en fait la très haïssable héroïne d'une courte
saga pseudo-historique. S'inscrivant à la suite de Memnoch
(dans les Chroniques), ce livre n'enrichit en rien l'univers de
Lestat et compagnie, au contraire. Pandora est un véritable puite
de bêtise, une pure catastrophe ambulante; elle est d'ailleurs, en
cela, digne de la « Pandore » mythologique qui n'est elle aussi
qu'un accident qui attend de se produire, pour propulser tous les autres
êtres dans des avalanches de problèmes. Cette belle héroïne
se vante à pleines pages d'avoir lu tous les livres et elle pousse
même le zèle jusqu'à se présenter comme étant:
« la femme la plus intelligente que vous ne connaîtrez jamais
», pourtant cela ne l'empêche pas d'être perpétuellement
« au bord des larmes », « sans voix », «
stupéfaite », « abasourdie », « hors d'elle
». De plus et comme si déjà ce n'était pas suffisant
à rebuter le lecteur, madame Pandora traite au moins une fois de
crétin, ou d'imbécile, tous les personnages du livre (mâles
essentiellement), y compris ses propres bienfaiteurs - y compris ceux qui
se mettent dans des situations de danger afin de lui venir en aide. Parce
qu'elle baratine facilement un décurion romain qui tombe littéralement
de fatigue, et arrive en quelques minutes à le mettre à sa
main, tous les autres personnages du livre (qu'elle a traités de
crétins stupides) vantent sa sublime qualité lui permettant
de « raisonner trois fois plus vite que tous les autres individus
présents »(!). Elle se laisse orgueilleusement édifier
une réputation d'éblouissante sagacité (qui finira
par nous donner des haut-le-coeur) sur cet unique événement
somme toute très banal. Elle trouve toujours tout « intolérable
» et à ses yeux, les hommes ont tous « peur d'elle »
(parce qu'elle est, vous l'aviez un peu deviné, si extraordinairement
intelligente)... Un instant, elle est « si lasse, qu'elle souhaiterait
n'être jamais née » - et puis, l'instant d'après,
elle repart en vadrouille, au hasard, décoiffée, à
la recherche de nouveaux plats dans lesquels fourrer ses immenses grands
pieds. Eh oui: non seulement ce n'est pas la femme « la plus
intelligente que vous ne connaîtrez jamais », mais c'est surtout
et aussi une âme décidément putréfiée
de narcissisme, et d'orgueil, et d'égoïsme.
Et il
y a des invraisemblances plutôt risibles, et ce, même dans
le cadre d'un univers où les vampires existent bel et bien: un être
humain tout ce qu'il y a de plus normal, accepte, en une nuit, sans devenir
fou et sans s'enfuir de terreur à toutes jambes, la réalité
avérée du vampirisme (qu'il ne connaissait pas du tout vingt
heures auparavant).
Anne
Rice excelle dès lors qu'elle prend un héros masculin et
le fait évoluer dans son monde surréaliste, mais elle est
imbuvable et grossière lorsqu'elle décide d'animer un personnage
féminin. Il n'y a selon moi rien d'autre qu'une thérapie
manquée de l'auteure, dans Pandora. Le prochain épisode
de la série est intitulé Armand (c'est de loin le
meilleur personnage que Rice aura jamais créé). Espérons
qu'il saura racheter cette page monstrueuse de frustration femelle.
*
Nul
ne pourra plus citer Marc-Aurèle -- au moins durant les deux prochaines
années -- sans qu'on ne le soupçonne d'avoir apprivoisé,
ou même découvert ce penseur par le bon vouloir d'un dénommé
Ridley Scott. Il n'existe encore aucune parade; c'est la loi de la culture
de masse: notre culture.
Oui,
il faut enfin un jour que tu sentes de quel monde tu es une partie, et
de quel maître du monde ton existence est une émanation.
-- Marc-Aurèle
(cité
pour la dernière fois)
Junior
MacO'mmune
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