Ruiné suite à une accusation (fondée) de concussion
portée contre lui, pauvre comme Job (à l’exception d’un Manet,
hérité de sa grand-tante vivant dans le Limousin, et qu’il
se refuse à liquider, obstinément, par haine des musées-multinationales),
plein d’entrain malgré tout, ce qui n’est pas à négliger,
David Pêle-Mêle a passé le premier tiers de l’été,
le plus beau (avant qu’il ne se mette à pleuvoir indéfiniment),
à se promener au gré des rues, avec ou sans but, car qui
s’en soucie, et il a rapporté de ces déambulations citadines
quelques notes pêle-mêle, calembour intentionnel mais non superflu,
sur des papiers cirés à sous-marins, ou sur des serviettes
de table, ou sur des annonces de Mazda tirées ad hoc du Mirror,
que voici (les notes s’entend, pas le Mirror). Puisque Pêle-Mêle
gribouille aussi mal qu’un cardiologue-chef, nos macaques rhésus,
sous écrou à la Rédaction, ont mis très longtemps,
trois semaines, à tout déchiffrer, à tout relire,
puis à tout corriger. L’heureux lecteur de Ma Commune Légère
n’en sera que plus satisfait.
VIGNETTES ESTIVALES
Terminus d’autobus.
S’assoit à ma droite, une jeune fille, qui tire de son sac un crayon
et un bloc-notes, puis qui se met à noircir du papier. « Une
écrivaine », me dis-je, content de cette coïncidence...
J’écoute une cassette. Je regarde ailleurs. Un gros type est là,
vêtu impeccablement. Une religieuse, en habit noir. Soudain, une
main me touche le bras. La jeune écrivaine me dit: « Je vais
aller m’acheter de la gomme. Surveillerais-tu mes bagages deux minutes?
» Ce que je fais. Elle revient. Recommence à prendre tout
un tas de notes, en mâchant discrètement sa gomme. Quelques
instants se passent. Au micro, on appelle un départ. Je ne prête
pas attention. Elle se lève, ramasse ses affaires, range le crayon
et s’en va vers le bout des quais. Cinq minutes plus tard environ, par
terre, je remarque un tout petit livre, à l’envers. Il a dû
glisser du bloc-notes, quand elle s’est levée. Vite, je le ramasse.
Charles Baudelaire: Conseils aux jeunes littérateurs. (C’était
donc vrai... Ç’en était une? Lorsqu’on voit des gens prendre
des notes dans un lieu public, on est toujours porté à se
dire: c’est sûrement pour des devoirs en économie, ou une
soumission ridicule. Mais cette fois, selon toute vraisemblance, c’était
the genuine thing.) Je me lève, et ramasse mon sac, et emporte
le livret, et m’en vais quadriller le secteur, portes d’embarquement douze
à dix-huit environ. Je ne la reconnais pas. Moi et la mémoire
des visages. Portait-elle un col roulé? Est-ce qu’elle avait les
cheveux longs ou courts? Je ne veux pas commencer à poser la question
à toutes les jeunes filles dans trois files d’attente différentes.
Alors je retourne au kiosque d’information. Quel est le départ qui
a été annoncé, il y a quatre ou cinq minutes environ?
Six départs ont été appelés depuis cinq minutes.
Est-ce que je sais auquel je fais référence? Pas vraiment...
Tiens! parlant de départs, voilà qu’ils annoncent le mien.
Tant pis pour le livre. Il sera passé d’une main à l’autre.
Je monte à bord du bus en le feuilletant. Pas de nom. Ni d’annotations.
Rien de souligné. Mais il est usé, or donc elle a dû
le lire, souvent. Son vade-mecum peut-être. Malgré
que je ne sois parvenu à le lui rendre, je suis content d’avoir
ce livret d’à peine trente pages, et chaque fois que j’en lirai
un paragraphe, je songerai à cette jeune écrivaine ou poétesse.
Sans ce minuscule volume elle n’aurait pas vécu, dans mon esprit;
je n’y aurais plus pensé; elle ne serait guère, elle-même,
devenue une sorte d’héroïne littéraire impromptue. Parfois,
il arrive que la vie de tous les jours soit scénarisée de
main de maître.
§
À la campagne. Canicule.
Verres de café glacé. Long jardin rempli de plantes, de fleurs,
dont je dois m’occuper tandis que ma mère est en vacances au royaume
de W. Bush. J’ai emmené ma paperasse. Travail dehors, ou dans la
véranda... L’oeuvre de ma mère est un jardin multicolore
au bord de la rivière. Mon oeuvre à moi pour l’instant se
résume plus ou moins à soixante pages de notes serrées
sur l’Isaurien, le Syncelle, et le Grammairien, Léon, Théodore,
et Jean.
Grâce au ciel, le soir,
il y a APTN, la chaîne amérindienne. Rafraîchissant.
Des groupes de musique inuits, des entrevues à deux heures du matin
avec des acteurs de la splendide série North of 60 (de loin
le meilleur téléroman jamais produit au Canada), des émissions
sur les fossiles, documentaires sur Dawson City, ou le Klondike, et, même,
quelques-uns des débats (étonnamment courtois) au parlement
de Yellowknife. Je ne connais rien au monde qui soit plus zen, pour lutter
contre la chaleur accablante.
§
Festival Fringe. Une pièce
loufoque, intitulée Star Wars Survivor, qui est présentée
dans un ancien bain public: de vieux chiffres en céramique indiquent
encore la profondeur sur les parois internes du bassin (où nous
sommes assis). Je m’installe assez profond près de la scène.
Si c’était rempli, je serais noyé. Une guirlande de petites
ampoules blanches et un décor minimaliste. Dehors, il faisait une
chaleur étouffante. Mais, à l’intérieur de ces murs
de pierre, il fait frais. Belle acoustique aussi. C’est génial.
Musique. La pièce commence.
C’est l’émission Survivor, mais tous les concurrents sont
des personnages de la trilogie de George Lucas. Ils sont donc sur une île
avec leurs vivres en quantité limitée, doivent prendre part
à des épreuves drôlatiques, puis, régulièrement,
passer au vote afin de déterminer qui sera éliminé
du jeu. L’un des co-auteurs de la pièce, Aaron George, remarquable
de cocasserie dans le rôle de Palpatine. L’assistance souvent tordue
de rire. Darth Vader revient sur scène, tout nu, avec juste une
paire de bermudas et des sandales. Il n’a gardé que son sinistre
heaume. Les autres héros n’arrivent plus à fermer l’oeil,
à cause de sa respiration rauque. L’amiral Akbar et Palpatine ne
lâchent pas la princesse Leia d’une semelle, tentent de dormir avec
elle. Lorsqu’il n’y a plus de vivres, tous se mettent d’accord pour manger
l’amiral Akbar (qui n’est, après tout, qu’un calmar géant
sur pattes). Le personnage de Lando, lui, sans cesse, est obsédé
par la ségrégation. Boba Fett lui dit: « I cannot make
an alliance with you, Calrissian; after all, one of yours killed my dad.
» Et Lando: « You mean, a Black guy? » Un peu
interloqué, et un peu agacé aussi, Fett s’écrie, en
levant les bras: « Yeah, that too! »
À la toute fin,
seuls Palpatine et Lando demeurent. Le vote les classe ex-aequo. On fait
alors voter les gens dans la salle. Lando l’emporte (de justesse), par
acclamation, à cause de son bagout. Vader, mauvais perdant, ressort
des coulisses, et le trucide. Hé! hé!
Le public quitte lentement
la salle, après des applaudissements nourris. Hors du bassin, il
fait déjà plus humide. La princesse Leia, dans la pièce
désordonnée qui lui sert de loge, s’appuie des deux bras
sur le rebord d’un meuble et place son visage devant un imposant ventilateur.
C’est vrai qu’il n’y avait point d’indice Humidex, sur Alderaan.
§
Fête de la rue Saint-Viateur.
Le vingt-quatre juin. Sympathique chaos. De vieux Grecs suant sang et eau
font cuire en plein trottoir cent cinquante saucisses avec de l’aubergine
en cubes sur un gigantesque poêle à charbon de bois. Revu
Karine (trente secondes) avec qui j’avais eu souvent des conversations
sur l’art et les mécanismes de l’inspiration. Passe ensuite la fanfare
des tam-tams qui se met brusquement de la partie, allant de-çà
et de-là dans la mer humaine. À un certain moment, le peak
de la soirée, serrés, quasi compressés, douce frénésie,
pas un pouce pour bouger, tout le monde danse, frotti-frotta général,
une célébration brute, viscérale, presque tribale,
sans faux-fuyants; à chaque instant d’ailleurs je m’attendais à
voir surgir Lawrence Fishburne, torse nu, sur une falaise, pour nous faire
à tous un discours épique. Auquel cas, les Wachowski, frères
Goncourt modernes, si l’on veut (il faut vouloir fort), auraient touché
encore des droits.
§
Sous un soleil de plomb, déménager
l’ordinateur de Marco par une ruelle presque aussi exiguë que la flèche
d’aération de la pyramide de Chéops, où il faut faire
entrer la voiture via la rue suivante, et tourner un angle droit, avancer
encore, puis un second coude, puis rouler longtemps jusque dans un cul-de-sac
grillagé envahi de feuillages et d’herbes folles, par la cour arrière
luxuriante (et à l’abandon) d’une dame qui donne chez elle des leçons
particulières de gymnastique prénatale et qui, s’occupant
de faire naître les bébés, ne se mêle pas, vraisemblablement,
de faire mourir les mauvaises herbes... Vénénobouddhisme-
yogacara en quelque sorte.
§
Vendredi soir, vingt
heures. Un ciel couvert, mais pas de pluie. Il fait encore clair. Coin
Rosemont et Christophe-Colomb, une grande boutique d’exterminateurs, avec
cinq baies vitrées. Des tas de fenêtres, avec presque pas
de murs, comme dirait Brel. Sur les étagères bien ordonnées,
pièges à fourmis, poisons divers, mort-aux-rats, insecticides
ambrés, en poudre, en pains. Assise à une table noire, au
fond de la boutique, une demoiselle, toute jeune, quinze ans, tout au plus.
Elle est au téléphone. Elle est assise trop près de
la table: on pourrait croire que son torse tient tout seul, dans l’étau
que forment le dossier de sa chaise et le bord de table. Dans la boutique,
excepté elle, personne... Je me retourne une dernière fois,
ralentis un peu le pas, jette un ultime coup d’oeil; non décidément,
elle est toute seule, là-dedans, sous ces lumières aveuglantes,
à parler dans le combiné. Ni client, ni employé, ni
gérant à l’horizon... Parfaitement insolite... Quel personnage!
Du Hartley avec du Cronenberg, et peut-être un soupçon, un
tout petit peu, presque pas de Rohmer.
§
Depuis toujours, devant l’Hôtel
de Ville d’Outremont, il y a le nom de la municipalité d’inscrit
dans une plate-bande rectangulaire. Probablement le même jardinier,
qui faisait ça, avec le même gabarit, chaque printemps, depuis
trente ans. Enfin, il a dû prendre une retraite bien méritée,
parce que la police, qui avait toujours été Sans Serif, se
trouve être cette année, pour la première fois, de
l’Expert-Rounded.
§
Boulevard Saint-Joseph. Gros
oriflamme bleu et blanc, peint à la main. « Québec
Libre; Laïc; Français; Convivial ». Banderolle en faveur
d’un party au Saint-Sulpice? Le Québec, c’est un party au Saint-Sulpice...
Ce dont je rêve, moi, c’est d’un Québec intelligent, user-friendly
ou non, libre ou non (dans un monde où la consommation apparaît
comme étant la dernière prise de position politique possible,
cela ne veut plus rien dire), dévôt ou non, francophone ou
non, puisqu’enfin la liberté, la laïcité, la convivialité,
et la langue ne sont que des incidences. L’intelligence, elle, n’est pas
une incidence... Etty Hillesum n’a vécu que peu d’années
de liberté, mais elle était intelligente. Ali Rezâ
n’était pas laïc, mais il était franchement brillant.
Il n’y avait rien de convivial à Port-Royal, mais ces messieurs
étaient intelligents. Tagore ne parlait pas un mot de français,
mais il était intelligent. Les choses sont, une fois de plus, très,
très relatives.
§
Une sorte de nouveau X-Files
« deluxe », enlevant: Taken.
§
Festival de jazz. Soir.
Un homme d’environ trente-cinq, quarante ans, fait prendre un bain de foule
à son garçonnet qui est assis dans une poussette. Soudain
en pleine rue il s’arrête, semble abandonner la poussette et le petit,
et il continue de marcher, seul, droit devant lui. Après trois pas,
pourtant, il se retourne, fait face à son bambin, met un genou par
terre. Il a une minuscule vidéocaméra à la main. Il
commence à filmer son fils, ainsi, en retrait, comme laissé
à lui-même dans le flot de touristes ininterrompu du Festival
de jazz. Les passants, par centaines, défilent de part et d’autre
de cette poussette, en frôlent les poignées, mais ne la bousculent
jamais... Et ce monsieur de capter le tout, en images, durant deux bonnes
minutes. Extraordinaire! Toute la famille visionnera ce bout de film dans
un quart de siècle, et sera estomaquée. « Mon Dieu,
mais tu étais là, sans personne pour te surveiller, parmi
tout ce monde? Qui a filmé ça? » Et le bambin, qui
sera devenu adulte: « Du calme, allons. Papa filmait. Il était
juste devant moi. »
Vendeur d’assurances, vedette
du hockey, ministre des transports, chef-programmeur, maître-électricien,
agent de bord; quoi que puisse devenir ce petit bonhomme dans vingt-cinq
ans, le fait d’avoir cette bande vidéo sera merveilleux.
Badauds. Les couples dépareillés,
oisifs. Les Lady Heather au bras des Gil Grissom. Des amants assortis à
la va-vite.
Sept ou huit jeunes femmes
ensemble, jupes, knickerbockers, très jolies, très sages,
les cheveux noués, pas un geste de travers, aucun éclat de
voix, nul regard posé plus de trois secondes sur les garçons,
la retenue, la tempérence incarnées: comme si sainte Thècle
et saint Boniface avaient vraiment eu tous les rejetons que la légende
leur suppose, et qu’un contingent d’entre eux était ici ce soir.
Only in Montreal.
§
Si Thérèse de
Lisieux était née en 1980 elle prendrait part au Rallye des
Gazelles, irait en théâtre au festival Fringe, travaillerait
au Cirque Éloize ou serait membre de Kino. À son époque,
l’alpinisme, la ferveur religieuse, étaient les seuls véhicules
disponibles, afin d’exprimer son exaltation, afin d’être exemplaire,
universelle, et de se maintenir toujours dans le sublime. Et c’est très
bien ainsi... D’ailleurs je ne cherche aucunement à diminuer sa
vertu; ce que je sous-entend c’est que nous vivons entourés de petites
Thérèses, et sans même le savoir: le monde regorge
de saints et de saintes aujourd’hui comme en 1890 au Cirque Éloize,
dans le Rallye des Gazelles, au Fringe, parmi les kinoïtes ou ailleurs
ici et là, partout. Le Vatican devenu myope ne les reconnaît
même plus.
David
Pêle-Mêle
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